Spadassin Lt-colonel
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| Sujet: Y a t'il une pensée navale arabe ?, par André Nied Sam 4 Fév 2012 - 13:11 | |
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- "Arabe" doit être admis comme "non chrétien", car la pensée qui sera étudiée est la manifestation des choix "stratégiques" de chefs barbaresques, ottomans, abbassides, mongols, safavides, yéménites et… arabes (1).
Par ailleurs, la notion de "mer", liée au mot "naval", concerne ici deux espaces : d’une part, la Méditerranée, et, d’autre part, le nord-ouest de l’océan Indien auquel on rattachera la mer Rouge. Bien que nettement séparés par la géographie (au moins jusqu’au XIXe siècle), ces deux espaces connaîtront des "contacts stratégiques". Il faut songer, par exemple, aux charpentiers vénitiens venus construire, sur les bords de la mer Rouge, les navires ottomans qui seront battus en 1551 par les Portugais le long de la côte ouest des Indes. Mais ces "contacts" seront occasionnels et, en fait, c’est bien dans chacun de ces deux espaces qu’il faudra rechercher quelle pensée navale a pu véritablement exister.
Une autre remarque préliminaire s’impose, à propos des références à la base de cette étude. Les chroniques arabes donnent peu d’informations sur l’histoire maritime. Les célèbres livres des "Instructions pour la pratique de la mer" sont surtout des récits d’expériences personnelles. Il semble que ce que l’on sait de cette histoire corresponde d’abord à une lecture "occidentale" de ces chroniques. On en trouve une preuve dans l’encyclopédie maritime attribuée à Peri Reis, amiral turc, décapité en 1554 au Caire pour s’être fait prendre par les Portugais 28 des 30 bateaux dont il s’était emparé dans l’océan Indien. On peut se demander s’il a vraiment eu le temps de rédiger, de dessiner, toute l’œuvre que les Occidentaux lui attribuent. En effet, il avait 40 ans quand il a été exécuté (2). Disons donc que, par delà les traductions classiques des grands arabisants et les textes des turcophiles modernes, les recherches luso-éthiopiennes ou les documents maritimes génois, notre étude se raccrochera surtout à ce que les "Arabes" ont pu écrire sur leur approche des problèmes de la mer (3).
(vue d'Alger en 1680)
L’espace méditerranéen
Au début du VIIe siècle, les "joints" entre toutes les pièces de cette mosaïque d’ethnies qui vit au sud de la Méditerranée sont bien usés : joints politiques, avec l’affaiblissement de la puissance byzantine ; joints "socio-religieux", le concile de Chalcédoine en 451 ayant révélé (indirectement certes) l’existence d’une mosaïque de communautés chrétiennes peu unies entre elles ; joints économiques enfin, car le cabotage entre Alexandrie et l’Asie mineure ou les quelques caravanes entre le Caire et Damas ne représentent pas le véritable courant commercial auquel on pouvait s’attendre. C’est sur ce canevas qu’après 632 (l’Hégire) va se répandre la tâche d’huile d’un Islam qu’il faut bien voir comme un "liant" socio-religieux et politique et qui, même s’il atteint la Sicile et la Sardaigne, ne possède pas de marine. Pendant presque trois siècles, les Arabes mèneront des raids de piraterie mais pas de véritables opérations navales. Ibn el-Athir (XII, 3II) et Massudi (Murudj II, 16.17) ont signalé, après la bataille de Dhat el-Sawari, en 656, des débarquements à Malte et à Tarente en 870. En 924, d’après Massudi (Tanhid, 141), sous les ordres d’un "amiral" Mutawalli al-Ghazw fil Bahr, a eu lieu une expédition de pillage sur le territoire vénitien, suivie en 934 d’un raid au large de Gênes. Ibn Hawqal (Rasail ihwan, 304) a évoqué l’île de Fraxinetum, "Ile sur le territoire des francs aux mains des combattants de la foi", d’où sont partis en 894 et 972 des raids "arabes" vers la Suisse. Fraxinetum ? C’est Marseille.
L’affaire de Dhat al-Sawari mérite un regard particulier. Une flotte byzantine de quelque 500 navires (disent les chroniques, et il faut ici différencier le vrai de l’imaginaire), croise le long des côtes d’Egypte et de Syrie et gêne le trafic commercial local. Les Arabes vont alors faire construire, avec ces bois de Syrie, si souvent utilisés au cours des siècles, des bateaux (4) que Abd Allah ibn Saïd conduira le long de la côte au large de Dhat el-Sawari, au milieu des navires chrétiens dont les équipages seront massacrés à coups d’épée (5). On ne saurait donc parler de tactique navale à propos de ce combat terrestre sur pont de bateau.
Le verset 32 de la Sourate 14 du Coran définit bien la vision des Arabes sur la mer : "le navire qui vogue sur la mer, portant ce qui est utile aux hommes, est un don de Dieu, car c’est lui qui a mis à votre service le vaisseau". Il s’agit d’une vision commerciale et non stratégique. Mais la route commerciale est souvent menacée par des pirates. Il faudra, pour la défendre, créer une police avec des navires rapides et des équipages possédant quelques rudiments de connaissances techniques. Dans ce but, les Arabes vont faire appel justement à des "Chrétiens" que les textes occidentaux présentent comme des renégats ou des esclaves. C’est ainsi que, vers 900, le renégat grec Léonce de Tripoli s’emploie à organiser cette force de police dirigée contre les Chrétiens. Ces derniers, il faut le souligner, ne freinent pas les "importations" de techniciens. Vers le début du XIIe siècle, au moment des Croisades, malgré les interdits du Pape, les Vénitiens continuent à transporter et à vendre sur les marchés d’Antioche ces "Blancs" nécessaires aux musulmans. Mieux encore, en 1281, l’empereur Michel Paléologue signe avec le sultan Qala’ am un accord par lequel il autorise le passage du Bosphore aux navires égyptiens qui vont chercher leurs esclaves en Russie méridionale.
Nasiri Khusru, Massudi (Murudj) et d’autres ont parlé de chantiers navals (Sar Sinaat al-Bahr) à Alexandrie, Rosette, Damiette. Yaqubi (Livres des pays) en a indiqué un à Tunis et un autre à Akka, en Syrie. C’est surtout en Egypte qu’ont été construits les bateaux (6).
Ibn Khaldoun, dans son Kitab el-Ibar, a écrit vers 1330 que la Méditerranée était un lac musulman où les chrétiens ne pouvaient même pas faire flotter une planche. Il a simplement oublié les deux siècles des Croisades pendant lesquels les navires chrétiens qui voguaient entre les côtes de Grèce et de Syrie ont pu aller attaquer les ports égyptiens sans être interceptés. Pour toute cette période des Croisades, il faut, dans l’optique qui nous intéresse, citer deux faits. En juillet 1169, une flotte byzantine sous les ordres du mégaduc Kontostephanos assiège Damiette puis se retire en décembre, suite à un désaccord entre les Francs et les Byzantins. Le vizir kurde d’Egypte, le grand Saladin, qui a découvert l’état lamentable de la flotte égyptienne, crée en 1171 un ministère de la Mer, nomme un amiral de la flotte, et avec des bois d’Egypte et de Syrie, des fers et des mâts achetés aux Génois et aux Vénitiens, fait construire une flotte, qui est prête en février 1177 mais n’aura pas à intervenir, les navires francs stationnés au large de Saint Jean d’Acre s’étant dispersés avant même le début des combats terrestres en novembre. Baha ed din ibn Chaddad (mort en 1234), dans sa biographie de Saladin (7) indique que cette flotte comprenait 20 tharidas pour le transport des chevaux, 60 chawani ou galères à 140 rameurs avec des "forteresses" au-dessus de la proue et de la poupe sur lesquelles il y avait des mangonneaux, 2 bathous à deux mâts et 40 voiles qui pouvaient transporter 700 soldats, 20 tabari ou frégates rapides, équipés de lance-feu et enfin un grand nombre de petites barques (.
L’escadre qu’a fait construire Saladin ne se situe pas dans le cadre d’une stratégie orientée sur l’exploitation de l’espace maritime. Il s’agit simplement d’une mesure de protection contre la gêne causée par les raids – disons chrétiens –, exécutée avec des navires construits, certes, sur les chantiers d’Alexandrie ou de Tunis, mais sous la direction de "techniciens" formés hors du monde musulman. On ne peut pas parler ici de manifestation d’une pensée navale, et ceci d’autant plus qu’on ne retrouve pas trace après 1180 d’actions menées par cette flotte (9).
1453 est une date repère pour notre étude (10). Les Ottomans s’installent à Constantinople. La prise de la capitale byzantine n’a d’ailleurs pas été le résultat d’une véritable action navale puisque la flotte du sultan a été incapable de résister aux attaques chrétiennes, et les Turcs ont dû chercher un passage par voie de terre. Après 1453, on verra une désintégration de la flotte génoise, puis un recul de Venise qui cèdera toutes ses positions au Levant à l’exception de Chypre, et enfin l’éviction des Hospitaliers de Rhodes. Profitant de l’affaiblissement politique des nations chrétiennes, de leur recherche de nouveaux objectifs commerciaux, la stratégie "musulmane" (si l’on peut parler de stratégie) vise alors avant tout à sauvegarder le cabotage des transports des produits de l’Orient – un cabotage, d’ailleurs, sans étiquette politico-religieuse.
La bataille sur mer, devant les ports, devient donc déterminante. Et c’est Soliman le Magnifique qui, à son tour, fait construire une importante flotte constituée surtout par des galères. Les circonstances ont particulièrement aidé le développement de cette force navale. D’abord sur le territoire de leur empire, les Turcs trouvent toutes les matières premières nécessaires à la construction de leurs bateaux. Ensuite ils disposent de l’expérience des corsaires islamisés, des Barbaresques dont le plus célèbre est Barberousse. C’est là une assistance importante, car ces Ottomans sont en fait des terriens et la guerre navale qu’ils mènent avec leurs galères présente des techniques de guerre terrestre. Il s’agit, en effet, d’actions de police dans les mers proches de leurs rivages. Ces opérations le plus souvent amphibies sont menées par des galères huissières avec portes abattantes. A une plus grande échelle, les opérations de course sont la reproduction maritime de la razzia terrestre. Il y aura cependant des batailles navales. En 1538, devant la Prevesa, où les navires de Barberousse stationnent, après deux jours de face à face, l’amiral Andrea Doria venu avec une flotte italo-espagnole, impressionné par la masse des navires ennemis, décroche sans véritablement combattre. En 1543, François Ier, ayant signé un traité d’alliance avec Soliman, les forces franco-turques mettent le siège devant Nice ; après quoi la flotte turque va hiverner à Toulon. En 1565, les Turcs, pour répondre à ce qu’ils jugent des provocations de la part des Chevaliers de Jérusalem, tentent un raid contre Malte. Puis arrive 1571, les flottes turque et barbaresque s’engouffrent dans l’Adriatique, ravagent la côte dalmate.
Le Pape constitue une sainte ligue, d’où est absente la France alliée des Turcs, et, le 7 octobre 1571, devant Lépante à l’entrée du golfe de Corinthe, Don Juan d’Autriche, avec 200 galères et 60 navires légers, attaque les 300 navires d’Ali Pacha. Il peut manœuvrer, se servir de ses tout modernes obusiers contre les Turcs restés le dos au rivage, et qui perdent alors 117 vaisseaux (Don Juan en perd 16). Une défaite ottomane, selon les textes de l’époque, mais, en 1599, les Ottomans reprennent Lépante aux Vénitiens. Si Prevesa correspondait bien à l’apogée d’un combat transportant sur mer la forme des affrontements terrestres, Lépante montre une manœuvre navale à laquelle les Turcs ne savent pas répondre.
L’histoire de l’Empire ottoman fait état, durant les décennies qui suivent, de nombreux affrontements le long des côtes de l’Adriatique et de la Grèce, affrontements qui ne révèlent aucune stratégie particulière. On arrive à 1827. La question d’Orient est ouverte. Mehemet Ali, le vizir d’Egypte (qui n’est pas d’origine arabe) entraîne le sultan ottoman dans une action commune navale contre les Occidentaux. C’est la bataille de Navarin. Certes, les voiles ont remplacé les rameurs des galères et les canons les mangonneaux, mais la tactique est restée la même pour les musulmans : combat le dos à la côte. Après Navarin, il n’y aura plus d’action stratégique navale ottomane (ou turque) et arabe (ou égyptienne) en Méditerranée, et ceci même quand l’Occident affrontera les Turcs en 1915 aux Dardanelles.
Concluons. Toutes les batailles navales depuis Dhat el-Sawari présentent le même scénario : les navires ne manœuvrent pratiquement pas. On a vu quatre hommes, Ibn Saïd, Saladin, Soliman et enfin Mehemet Ali tenter de donner une puissance navale à un monde de terriens sans vocation maritime. Leur action n’a pas été poursuivie. On cherche donc en vain, dans la Méditerranée la manifestation d’une pensée navale arabe et "musulmane". F. Braudel justifie un peu cette conclusion : "l’Empire des Osmanlis est un ensemble compact de terres où l’eau des mers, intruse, est comme prisonnière".
Il faut quand même ne pas oublier les flottes barbaresques. Les pirates, installés avec leurs galères dans les ports du Maghreb, sans contact réel avec l’intérieur du pays, mènent une course qui est, en fait, une forme des échanges forcés dans l’espace méditerranéen. Ce sont certes de fins manœuvriers (Barberousse) des tacticiens, mais l’image d’une stratégie quelconque n’apparaît pas dans leur action. Par ailleurs, Michel Fontenay indique que sur 36 corsaires d’Alger en 1581, 26 sont commandés par des renégats espagnols, italiens, grecs et corses ; des musulmans peut-être, mais certainement pas des "Arabes" (11).
Le nord-ouest de l’océan Indien
Nous arrivons, ici, dans un espace qui est véritablement "arabe". On ne parlera plus de "renégats", et si l’on rencontre des "juifs", il faudra reconnaître que les activités de leurs compagnies commerciales sont intégrées dans un contexte totalement musulman. C’est peut-être pour empêcher l’équivoque future qu’à partir de 800 (a.d.) ce que nous appelons l’Irak était nommé par les géographes "Iraq al Arabi".
La mer Rouge est un chenal commercial dont les riverains sont arabes. Les conflits locaux entre Mamelouks, Ottomans et Cherifs de la Mecque ne modifient en rien la vie d’une route maritime monopolisée par eux et dont la plaque tournante est l’archipel des Dahlak tenu par les gens du Hedjaz. Cette route est fermée aux Ethiopiens : une action comme celle partie en 1450 de Massaouah contre Djeddah n’est, en réalité, qu’un raid de piraterie de plus et non une opération stratégique navale. Ibn Furat et Ibn Jobair (12) nous apprennent que pour pouvoir disposer d’une flotte capable de s’opposer aux galères de Renaud de Chatillon qui, à partir de 1182, écument le sud de la mer Rouge, l’amiral égyptien Hussan ed din Lou Lou doit faire construire à Qolzum par des charpentiers génois les "Tarads" dont il a besoin. Donc, au moment des Croisades, les Arabes ne possèdent pas en permanence, en mer Rouge, des bateaux équipés pour les combats.
Le Golfe est l’autre annexe de l’océan Indien. Une de ses rives est celle de l’Iraq adjemi, celui des Perses, des terriens essentiellement ; l’autre se partage entre l’Iraq el Arabi avec Bassorah, le port d’où partira Sindbad et la côte des pirates, celle des sultanats arabes, en face de laquelle, sur la rive perse, il y a le sultanat d’Ormuz. C’est bien là un chenal "arabe", où circulent les produits des Indes.
Quand à l’océan Indien proprement dit, sa frange Nord est le domaine du cabotage qui longe la côte du Yémen, un cabotage qui occasionnellement dépassera la Corne de l’Afrique pour descendre jusqu’à Zanzibar.
Au XVIe siècle, les Portugais arrivent et trouvent justement entre Zeilah et Massaouah les relais logistiques dont ils ont besoin. Dans la mer Rouge, les Arabes, pour répondre à leurs raids, vont avoir à mener des actions qu’on pourrait qualifier de dissuasives. Entre autres, en 1507 le pacha Mir Hussein fait – à son tour – construire à Qolzum une "escadre" qu’il lance à la poursuite des Portugais jusqu’à Diu (sur la côte Ouest des Indes) où il est battu. Défaite tactique ou résultat d’un manque de logistique (13) ? En 1538, Suleyman Pacha, parti lui aussi de Qolzum avec 70 "galiottes", doit abandonner son matériel lourd, ses canons, à Djeddah pour continuer sa poursuite jusqu’au Bab el-Mandeb (14). Du côté du golfe Persique, tout se joue autour d’Ormuz, mais sans action navale "arabe". Albuquerque s’empare d’Ormuz en 1517 et les Portugais ferment le golfe jusque vers 1622. A cette date, les Anglais étant arrivés à leur tour, le chah Abbas soutient avec ses troupes au sol l’action de leur escadre contre Ormuz d’où les Portugais sont chassés. Enfin, dans l’océan Indien, des Occidentaux qui ont besoin de "pilotes" font appel aux Arabes… car ils ont pris conscience de leur connaissance de la mer. Ils ont vu voguer, vers les Indes et la Chine des commerçants peut-être, des navigateurs sûrement.
A l’aube du XVIIe siècle, au point de vue géostratégique, les flottes occidentales, désormais, règnent sur l’océan Indien.
Une architecture navale arabe immuable
Les murs du temple de Deir el-Bahari montrent des images des bateaux de la reine Hachepsout qui voguèrent en 1500 av. J.C. vers le pays de Pount. En 525 (A.D.) Cosmas Indicopleutes a parlé à son tour "d’embarcations assemblées avec des cordes" (Topo Chret, vol. 141, p. 159). Ce sont aussi les caractéristiques du kalak, décrit au IXe siècle dans les aventures de Sindbad. Il s’agit donc de ces navires cousus, ces navires "arabes" de la mer Rouge et de l’océan Indien, signalés par Yaqubi, Massudi (Xe siècle) Ibn Battuta ou Marco Polo au XVIe siècle, Joao de Castro vers 1541, James Bruce en 1742… et Henry de Monfreid en 1932 dans Les secrets de la mer Rouge.
La coque est réalisé avec des planches liées ensemble par un entrecroisement régulier de coutures faites avec une corde en fibres de cocotier et qui sont rassemblées en unités de 2 ou 3 éléments noués à un longeron. Le bois de ces plantes est du cocotier ou de cet aloès qu’on trouve à Socotra (15). L’ensemble est calfaté avec une espèce de poix dans la composition de laquelle entre de l’huile de cétacé. Le mât est lié aussi au longeron et aux membrures. La gouverne latérale qui existait sur les bateaux d’Hachepsout a été remplacée à partir du XIIIe siècle par un gouvernail en poupe. La miniature d’Al Wasiti, datant de 1237, bien que très stylisée, montre parfaitement la couture du bordé, le gouvernail et la fixation du mât. La voile est du type voile latine : un triangle de bandes de lin ou de coton cousues (cette fois avec le sens que nous donnons au mot coudre, c’est-à-dire avec une aiguille et du fil) et dont une des pointes est attachée au plat-bord. Massudi, dans ses Prairies d’Or (Murudj I, p. 365), nous en a donné une magnifique image : "elle est comme le jet d’eau de la baleine". On voit très bien ce souffle de vapeur que le cachalot de l’océan Indien rejette quand il émerge et qui s’épanouit dans le ciel.
Avant le XVIe siècle, il n’y a pas de "chantier naval" sur les bords de la mer Rouge. On amène le bois sur une plage et le charpentier se met à l’œuvre. De plus, les installations portuaires sont rudimentaires. Ainsi ce qui sera le port d’Aden était en fait un ancrage relié par un ponton à la côte au lieu-dit El Maksar Ibn Furat indique qu’en 1391, sur 40 navires qui avaient abordé à Djeddah, 30 se sont éventrés contre les pontons qui existaient. Ces ports peuvent se déplacer dans la même zone ; c’est ainsi qu’Adoulis étant envahi par la vase, c’est à Massaouah que les bateaux iront accoster. On trouve la même image dans le golfe Persique où les pontons d’Ormuz sont remplacés par le port de Bender Abbas et où le seul important chantier naval est à al Diba (Doha, de nos jours).
Pourquoi ces bateaux cousus ? De nombreuses réponses ont été données, à commencer par celle de Massudi (Murudj) "les clous ne durent pas parce que l’eau de mer corrode le fer". En fait, une seule explication doit être retenue. La souplesse de l’assemblage évitait la fatigue de la coque lors des échouages (rappelons que le port — le port abri — n’existait pas).
Les bateaux de la mer Rouge, que les textes arabes désignent en général sous le nom de djelba (ou jelba), ont environ 20 m de long. Leur équipage comprend une dizaine d’hommes. Quant à leur capacité de transport, Ibn Jobairen a donné, vers 1180, une image frappante : 60 passagers ou pèlerins à destination de Djeddah.
Dans l’océan Indien, ces bateaux plus grands que les jelbas sont des markab, traduit par boutres. Ibn Majid, qui est allé en Chine sur l’un d’eux, en a laissé la description la plus claire (1498). Abulfeda et Ibn Battuta (tous les deux au début du XVIe siècle) les ont cités également. Ce navire est d’autant plus connu qu’il vogue toujours, il sert à la pêche et au petit cabotage (16).
Des instructions nautiques remarquables
Cet espace du nord-ouest de l’océan Indien est parfaitement connu des Arabes, et la preuve nous en est donnée par les nombreux récits de voyage dans les titres figurent dans la bibliothèque des géographes arabes : voyages, mais aussi exploitation technique du domaine maritime. Ainsi les marchands Karimi qui, du Xe au XVIe siècle, ont alimenté le marché d’Alexandrie avec les produits de l’Asie, avaient plaqué sur cette zone ce réseau de communications par pigeons voyageurs, signalé au XVIe siècle par Ibn Furat. Naturellement, pour naviguer à travers l’espace, il fallait des "règles" et celles-ci ont été données dans les "Instructions nautiques".
Choisi parmi d’autres, voici un exemple : il s’agit de la 12e instruction du Kitab al Fawa’id fi usul el Bahr de Ahmed Ibn majid al Maji (17) (mot à mot : le livre des instructions pour la pratique de la mer) – manuscrit datant du XVIe siècle.
Quand vous quittez Jidda pendant la période du Awali (vent d’ouest vers juillet-août), la meilleure route est vers la côte soudanaise, bien que ce soit la plus longue. Il faut le faire par crainte du Ruhda (autre vent) qui peut vous rejeter sur les récifs le long de la côte arabe… (ensuite) il est préférable de changer de cap près de Mismara… Nos pères, eux, voguaient ensuite sud-ouest pendant un jour et une nuit et viraient au sud-est vers Saiban… Mais l’homme résolu qui connaît la science nautique va partir à l’ouest de Jidda et va d’abord voyager sud-ouest-sud par crainte du Dabar (vent) et ensuite il virera sud-est puis sud si c’est nécessaire jusqu’à 7 1/2 isba de l’étoile polaire et alors il s’inclinera par 1/4, 1/3, 1/2 rhumb vers le sud-est et Saïban va apparaître devant lui " (18).
Il s’agit là d’une traversée dans le sud de la mer Rouge. Saïban, situé entre Massaouah et Hodeidah, est le point de convergence des navigations. L’isba, c’est le degré arabe qui vaut 1° 43’. Quant au rhumb, c’est la quantité angulaire comprise entre 2 des 32 aires de vents du compas. Ibn Majid a écrit que les repères des rhumbs étaient pris sur une règle droite à graduations irrégulières placée sur le bord du navire.
Il faut parler ici de l’astronomie arabe. Les Arabes ont, peut-être, récupéré les connaissances grecques dans ce domaine, mais ils sont quand même les fondateurs de cette science. Pensons à Al Biruni, celui que ses contemporains vers les années 1.000 ont appelé "le maître", et qui a écrit le Qanun al Masudi (le traité des longitudes trad. Wiedmann, Erlangen, 1912).
Ces observateurs du firmament ont constaté que dans les ports une étoile déterminée avait des hauteurs différentes à son passage au méridien. Alors, pour trouver avec précision le point de destination, il fallait pouvoir observer cette hauteur. L’instrument d’observation qui fut utilisé est appelé le kamal (il correspond à l’arbalestrille occidentale). La hauteur repère est portée sur une petite planchette à travers laquelle à chaque extrémité est passée une ficelle. Ces deux ficelles que l’observateur tend à bout de bras forment l’hypoténuse et le grand côté d’un triangle rectangle dont il tient le sommet avec ses dents.
Le bas de la planchette, qui forme donc le petit côté du triangle, doit coïncider avec l’horizon et le haut de l’étoile ; chaque planchette correspondait à une hauteur afférente à la localisation d’un port à atteindre. Les hauteurs d’étoiles, le repérage des planchettes étaient consignés dans un manuel d’instructions qui indiquait aussi les renseignements concernant les vents et l’identification des accostages. L’emploi du kamal s’est maintenu au cours des siècles puisque des pilotes hindous s’en servaient encore au début du XXe siècle pour leurs navigations le long de la côte de Coromandel. A ces kamal, les marins ajoutaient des sondes, des sondes classiques, leur permettant de faire des prélèvements sur les fonds.
C’est donc cette science nautique que découvrent les Occidentaux au début du XVIe siècle. Voici ce que dit l’un de ces découvreurs, Joao de Barros (19) :
Après avoir pratiqué avec Ibn Majid, Vasco de Gama fut très satisfait, principalement quand il lui montra une carte de toute la côte de l’Inde, ordonnée à la manière des “Maures”, c’est-à-dire, en méridiens et en parallèles très serrés, sans autre rhumb des vents. En effet, comme le carré de ces méridiens et parallèles était petit, la côte tracée suivant ces deux rhumbs au nord-sud et est-ouest, était très exacte… Et Vasco de Gama lui ayant montré le grand astrolabe en bois qu’il avait apporté avec lui… le Maure n’en fut pas étonné ; et il dit que… lui et les marins de Qambaye et de toute l’Inde, comme ils se servaient pour naviguer de certaines étoiles, aussi bien du nord que du sud, et autres remarquables qui parcouraient le ciel de l’Orient au Couchant, ne mesuraient pas leur distance avec les instruments semblables à ceux-là, mais bien avec un autre dont il se servait, lequel instrument lui apporta pour lui montrer et était composé de trois planchettes… ils s’en servent dans cette opération pour laquelle nous utilisons l’instrument que les marins appellent arbalestrille.
Comme ce fut le cas, par exemple, pour la médecine, on a assisté alors à une fusion, à une interpénétration, des connaissances nautiques occidentales et arabes, mais sans que, pour autant, les Arabes n’abandonnent leur capital de données astrologiques et de connaissances du régime des vents, leurs images des côtes, à la base de leurs navigations.
Voilà donc deux constats à enregistrer :
1 – Dans le nord-ouest de l’océan Indien, les riverains ont fait voguer des bateaux parfaitement adaptés à leur milieu. Un héritage de l’antiquité ? Peut-être, mais qui a été maintenu jusqu’à présent. Dans un souci de lexicologie, les historiens modernes ont rassemblé la multitude des noms donnés à ces navires sans pouvoir toutefois en indiquer un qui ne réponde pas aux principes de construction qui ont été définis. On se trouve bien en face d’une conception d’architecture navale propre aux Arabes.
2 – Pour se déplacer il fallait connaître les itinéraires. C’est là l’information classique de tous les récits de voyage. Mais il fallait aussi savoir se situer (avec des mesures d’angle de distance, des évaluations de position d’étoiles). Ces calculs nautiques, les Arabes en ont découvert des éléments déterminants qu’ils sont révélés aux Occidentaux.
Une pensée navale informelle
Malgré ces deux constats, on doit classer la pensée navale arabe dans la catégorie définie comme "informelle" par Hervé Coutau-Bégarie. Car il y a, en effet, un domaine où elle paraît plutôt floue ; c’est le domaine stratégique.
L’histoire n’indique pas de réelles actions stratégiques navales agressives arabes. Et sur un registre défensif, on a vu que le contexte maritime de la région et l’absence de maîtrise des problèmes de logistique avaient entraîné une certaine passivité arabe.
Témoin, le raid portugais de 1541 décrit par Joao de Castro : 114 jours pour parcourir l’itinéraire Aden – Suez – Aden sans rencontrer d’opposition, pour finalement tirer quelques boulets sur Suez ; c’est bien là un fait divers sans suite. On a constaté d’autre part que, dans ce nord de l’océan Indien, les Etats riverains ont toléré, à partir du XVIe siècle, l’implantation d’escales occidentales pour éviter, peut-être, toute contagion politique à l’intérieur des pays. En fait, l’action stratégique navale arabe a surtout pris, dans cet espace, une forme policière, c’est-à-dire la protection des "cargos", disons arabes, contre les attaques des pirates, disons autochtones (20).
D’ailleurs, cette pensée "informelle" n’aurait-elle pas été conditionnée par la géographie ? La mer Rouge et le Golfe sont bien des espaces fermés par le Bab el-Mandeb et le détroit d’Ormuz, des domaines "arabes" où les conflits qui ont pu opposer les chefs locaux n’ont jamais donné lieu à des affrontements de forces navales. Le nord de l’océan Indien se présente comme un espace de prospection commerciale ouvert à une navigation libre tant des Chinois, qui viendront à Djeddah en missions diplomatiques, que des Arabes allant chercher les produits des Indes et de la Chine. A partir du XVIe siècle, les Occidentaux, qui vont se présenter en concurrents pour ce commerce, le feront avec la collaboration des navigateurs arabes et les rivalités stratégiques navales seront celles de ces Occidentaux.
***
Des bateaux de guerre arabes vont réapparaître dans le nord-ouest de l’océan Indien, au XXe siècle. A quelle pensée navale peut répondre leur présence ? Sur mer, la guerre Iran-Irak des années 1980 ne s’est manifestée que par des actions ponctuelles contre une navigation commerciale orientée surtout vers l’Occident. Quelle autre mission, si ce n’est une mission de présence, de prestige peut réellement être dévolue en 1990 à la marine saoudienne, aux marines des Émirats et aux navires des deux Yémen ? Enfin, si l’on revient en Méditerranée où existe désormais une marine libyenne donc arabe, peut-on voir là une expression de pensée navale autre que la démonstration d’une souveraineté sur le golfe de Syrte ?
Il faut plutôt insister sur les pêches et la navigation marchande autour de la péninsule arabe. Leur importance a varié au cours des siècles, mais elles se sont toujours maintenues. N’est-ce pas autour de cette donnée qu’il faut situer la tradition navale arabe ? Elle est marquée, d’une part, par une parfaite connaissance du milieu marin entraînant une sérieuse exploitation de la propriété maritime et, d’autre part, par la prise de conscience, l’assimilation des normes de navigation à travers cet espace qui expliquent, à la fois, le maintien sur les flots de ces boutres qui voguaient déjà au Moyen-Age et la permanence des liaisons maritimes entre la mer Rouge et la côte de Malabar et ceci même après que cette région se soit trouvée au centre d’une stratégie navale internationale (et non arabe).
André NIED
STRATISC.ORG
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