Actualités du Sahara Marocain

Depuis un an, les indépendantistes du Front Polisario ont repris la guerre contre le Maroc. Bercés par les récits héroïques du passé, ses combattants mènent des opérations de harcèlement en tirant sur le mur de séparation.


Après un rapide bivouac dans la zone de Bir Lehlou, les militaires de l'APSL préparent le petit-déjeuner tout en discutant avec le commandant Mohammed Walda. (Elli Lorz)

par Célian Macé, Envoyé spécial à Mehaires (Sahara-Occidental)
publié le 20 octobre 2021 à 20h27

Les jumelles passent de mains en mains sur le rebord de la colline. Chacun tente d’apercevoir un bout du mur. «Il est là-bas, de l’autre côté du désert, au sommet de la montagne sombre qui barre l’horizon, indique le commandant. A une douzaine de kilomètres à l’ouest.» Lui le voit, ce mur construit par l’ennemi marocain pour séparer les «territoires occupés» des «territoires libérés» par les guérilleros indépendantistes du Front Polisario. Ses invités, une poignée de journalistes européens allongés dans la pierraille, ont beau écarquiller les yeux, régler la mire de l’appareil, observer au téléobjectif, eux ne voient rien.

Entre le royaume du Maroc, qui administre aujourd’hui de facto 80 % du Sahara-Occidental, et le Front Polisario, la guerre a officiellement repris le 13 novembre 2020, après trente ans de cessez-le-feu. Les deux parties s’affrontent depuis le départ du colonisateur espagnol, en 1976, pour le contrôle de ce territoire resté «non autonome», selon les Nations unies. L’an dernier, un incident au poste-frontière de Guerguerat, près de la Mauritanie – les forces armées marocaines ont pénétré dans la zone tampon pour chasser des manifestants sahraouis qui bloquaient la route côtière – a déclenché la reprise des hostilités. Mais le conflit reste pour l’instant de basse intensité.


Les anciennes casemates militaires construites avant le cessez-le-feu de 1991 surplombent les oueds dans la région de Mehaires, au Sahara-Occidental. (Elli Lorz)

Le temps a joué en faveur de Rabat, qui a accumulé des armes, des troupes et a renforcé la protection de ce mur fait de sable et de barbelés, parsemé de radars et de champs de mines sur 2 700 kilomètres balafrant le désert. Les combattants sahraouis sont équipés de matériel vieillissant, leurs parrains historiques – le Libyen Muammar al-Kadhafi, le Cubain Fidel Castro – sont morts. Reste l’Algérie, principal soutien du Front Polisario. Un allié ambigu qui lui permet de subsister sans véritablement lui donner les moyens de renverser le rapport de force militaire.

Cabines découpées à la disqueuse

Mohamed Salem a 74 ans. Il a rejoint le Front Polisario à 26 ans, s’est battu pendant la première guerre, est resté sur place pendant les trois décennies de cessez-le-feu, et commande désormais un bataillon actif dans la quatrième région militaire. De toute sa carrière de guérillero, il n’a jamais quitté le secteur de Mehaires. «Nous connaissons les pistes, les puits, les vallées, les arbres, les rochers : c’est notre force, grâce à cela nous avons fait des miracles pendant quinze ans en tenant tête aux Marocains, dit-il, assis en tailleur à l’ombre d’un acacia. Les technologies ont changé, oui, mais notre détermination et notre espoir sont les mêmes.»


Mohamed Salem, 74 ans, a rejoint le Front Polisario à 26 ans. (Elli Lorz)

Mohamed Salem parle peu. Sa courte barbe et ses cheveux blancs lui valent le respect des autres soldats. «Chez nous, il n’y a pas d’âge pour combattre. Le plus jeune de mon unité a 15 ans, lâche-t-il en plantant des brindilles dans le sable. Les Sahraouis veulent tous se battre, c’est normal. Nous avons essayé pendant trente ans la diplomatie, sans succès, alors que le droit international est de notre côté. Nous n’avons jamais versé dans le terrorisme. Jusqu’à présent, les seules choses que nous avons obtenues, nous les avons prises par la force.»

Dans l’oued asséché où ils ont passé la journée cachés sous les épineux, ses hommes enterrent les déchets du repas, recouvrent les braises de sable. Ils entassent les couvertures du Haut Commissariat aux réfugiés à l’arrière des pick-up. La partie supérieure de la cabine des Land Cruiser a été découpée à la disqueuse pour les adapter au combat et au transport de troupes. Sous leurs turbans, les conducteurs portent des lunettes ou des masques de plongée pour se protéger du sable. A la tombée de la nuit, ils se rapprochent du mur. Les artilleurs de Mohamed Salem tirent trois roquettes en direction de l’objectif, «la base marocaine numéro 9 du secteur de Smara», indique leur chef. Un petit panache de poussière signale l’impact, au loin. Puis les soldats se ruent vers les 4x4 et s’éloignent le plus rapidement possible dans la nuit, tous phares éteints. Les compteurs affichent 110 km/h. Ce soir-là, les Marocains ne ripostent pas.


Au loin, les anciennes casemates militaires construites avant le cessez-le-feu de 1991 surplombent les oueds dans la région de Mehaires, le 14 octobre 2021 au Sahara Occidental. (Elli Lorz/Elli Lorz)

Chef berger motorisé

Il arrive pourtant que les Forces armées royales ouvrent le feu en représailles dans les minutes qui suivent les bombardements du Front Polisario. L’un des hommes de Mohamed Salem a été tué au cours de l’une des contre-attaques. Au total, une dizaine de combattants sont officiellement morts «en martyrs» depuis la reprise de la guerre, dont Addah al-Bendir, chef de la gendarmerie, qui venait de participer à une opération contre le mur dans le secteur de Bir Lahlou, le 7 avril. Le Front Polisario affirme qu’un drone a lâché la bombe qui l’a tué. «Nous avons collecté des preuves de l’usage de drones par les Marocains», martèle Mohamed Walda, le commandant de la quatrième région militaire. Ces preuves n’ont jamais été rendues publiques.

L’officier, nerveux, conduit lui-même son pick-up, se repérant à la forme des oueds ou à l’orientation des étoiles. Chef berger motorisé, il tourne parfois en rond pour regrouper le petit troupeau de véhicules sous sa garde, part à la recherche d’un 4x4 égaré. A la main gauche, son pouce est raccourci d’une phalange. «Depuis que l’humanité existe, il y a des oppresseurs et des victimes. Il est temps que le monde reconnaisse que nous sommes les agressés, pas les agresseurs», dit-il.

Il arrive au chef de se perdre. S’il est assez loin du mur, Mohamed Walda allume brièvement son téléphone pour jeter un œil à son GPS. A proximité du front, en revanche, l’usage des appareils dotés de carte SIM est interdit, par crainte d’être repéré par les systèmes de surveillances marocains.


Arbre taillé servant à cacher les véhicules des militaires sahraouis en cas de survols marocains, le 13 octobre dans la région de Mehaires, au Sahara Occidental. (Elli Lorz)

«Fidel est mort, le monde a changé»

«Dans mon secteur, nous menons 20 à 30 attaques de harcèlement par mois, assure-t-il. En face, pour le moment, ils défendent, ils répondent, mais ils n’attaquent jamais.» Le convoi s’arrête pour bivouaquer à proximité de la ville de Mehaires, dans un canyon où campent déjà quelques soldats du Front Polisario. Une chèvre a été tuée pour l’occasion, sa tête pend à un rétroviseur. Mohamed Walda descend le premier. Son uniforme est un peu flottant et il porte de drôles de chaussures de ville.

Le grand Ali Mohamed Lehbib l’accueille d’un salut militaire et d’une tape sur l’épaule. Comme des milliers de Sahraouis, ce combattant a été formé à Cuba. «J’y suis parti dans un bateau soviétique, à 13 ans, raconte-t-il. J’ai étudié à l’Institut supérieur polytechnique. Quand je suis revenu au Sahara, au bout de quinze ans, je ne maîtrisais plus le hassaniya [la langue des Sahraouis, ndlr] et je ne savais plus me comporter en société.» A son retour, il a naturellement mis ses compétences «au service de la lutte» en rejoignant l’armée de la République arabe sahraouie démocratique (Rasd), proclamée par le Front Polisario en 1976 et reconnue par une cinquantaine d’Etats, en majorité africains. «Fidel est mort, le monde a changé, reconnaît le soldat moustachu en distribuant des bouteilles de Coca-Cola à la ronde. Mais il y aura toujours des combattants de la liberté pour nous aider ! Notre cause est juste, elle mérite un soutien international.»


Ali Mohamed Lehbib, soldat de l’armée sahraouie. (Elli Lorz)

Au-dessus de lui, dans un repli du canyon, une casemate en pierre plate datant de la première guerre dépasse de quelques mètres de la crête des rochers. Les guérilleros sahraouis remettent leurs pas dans ceux de leurs aînés. Sans cesse, le Front Polisario convoque la mythologie de ces glorieux résistants. Entre deux thés, on ressasse leur connaissance extraordinaire du terrain, leurs morceaux de bravoure pour approcher des lignes ennemies à travers les champs de mines, la fraternité des combattants au sein d’une armée dénuée de grades – héritage de leur culture révolutionnaire. A dix heures de piste, dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf, en Algérie, la télévision de la Rasd rappelle à longueur d’antenne que le pays ne fait que poursuivre une guerre de libération commencée il y a quarante-cinq ans.

Plantes en plastique

Depuis la reprise des hostilités, les rares Sahraouis qui vivaient dans les «territoires libérés» ont été évacués par le Front Polisario «pour leur sécurité» et «sur une base volontaire», insistent les autorités. Depuis une dizaine d’années, la Rasd avait encouragé leur installation autour des quelques villages dotés d’un puits. Certains réfugiés, lassés de la vie dans les camps de réfugiés, avaient repris une vie nomade dans la maigre bande de territoire sous contrôle du Polisario. La plupart pour suivre leurs troupeaux de dromadaires. Le Front Polisario affirme qu’ils étaient près de 4 000.

Le centre de santé de Mehaires fournissait des soins à ces habitants du désert. Comme tous les bâtiments de la ville, il est aujourd’hui abandonné. Le sable commence à former de petits monticules dans les angles des salles de consultation. Les plantes en plastique, à l’entrée du cabinet de dentiste, sont recouvertes d’une fine couche de poussière. Un poster de Peter Pan orne la porte de la salle de pédiatrie. Comme les guérilleros du Sahara, le héros de J.M. Barrie, lui aussi, naviguait en lisant une carte du ciel : «Deuxième étoile à droite, et tout droit jusqu’au matin», s’exclame «le garçon qui refusait de vieillir» dans le célèbre roman, en s’élançant pour le Pays imaginaire. «Au moment où tu doutes de pouvoir voler, tu n’en seras plus capable», prévient Peter Pan. Le Front Polisario a retenu la leçon. Lui ne doute pas.


Militaire sahraoui patientant sous un arbre pendant qu'un autre véhicule démonte un pneu crevé, le 15 octobre, dans la zone de Bir Lehlou. (Elli Lorz)