Ce 21 août, le roi du Maroc fête son 60e anniversaire en toute discrétion, conformément à ses vœux. L’occasion d’évoquer la manière, alliant fluidité et fermeté, avec laquelle il règne sur son pays. « Le plus âpre et difficile métier au monde, c’est de faire dignement le roi » – Michel de Montaigne.En ce mois d’août 1963, quelque part entre le cultissime « I have a dream » de Martin Luther King, le légendaire hold-up du train postal Glasgow-Londres et la mise en place d’un téléphone rouge historique reliant la Maison-Blanche au Kremlin, naissait à Rabat un futur roi du Maroc.
Mohammed VI a 60 ans ce 21 août, et la monarchie chérifienne se voulant sur ce point nettement moins dispendieuse que son homologue britannique, cet anniversaire que le souverain a décidé, il y a quatre ans, de ne plus célébrer si ce n’est en privé, se déroule dans la discrétion. Un détail parmi d’autres qui a manifestement échappé à nos confrères londoniens de The Economist et du Times, dont les charges conjointes, fondées sur un narratif étonnement identique (la pseudo-« disparition » du roi, et l’influence supposée qu’exercerait sur ce dernier une fratrie de kickboxeurs), ne cessent d’alimenter depuis deux mois les conversations de salon – étant entendu que, pour l’immense majorité des 37 millions de Marocains, rien de ce qui met en cause l’évidence du trône n’est audible.
En mal de buzzLes auteurs de ces enquêtes le reconnaissent eux-mêmes : faute d’accès au Palais, ils ont travaillé sur la base de rumeurs et de sources anonymes de seconde main, des dires d’un « Prince rouge » depuis longtemps marginalisé mais qui, manifestement, ne peut se résoudre à l’obscurité médiatique, sans compter les assertions de diplomates incognito et de cette poire pour la soif des reporters en mal de citations que sont les chauffeurs de taxi.
On peut certes trouver des circonstances exténuantes à ces journalistes étrangers en mal de buzz et qui se heurtent aux murs du « Dar el-Makhzen » comme d’autres à ceux de la Cité interdite ou du Kremlin : ils en sont réduits à interpréter des fantasmes. Mais le résultat est là. Jamais l’incompréhension des codes de la monarchie chérifienne par des Occidentaux, habitués à l’exhibition compulsive de leurs propres dirigeants dans une société de malveillance chronique, n’aura été aussi vive.
Parmi les moyens auxquels a recours le roi du Maroc pour gouverner les hommes, il en est un qui agace souvent ses interlocuteurs européens : le temps. Le temps du Maroc n’a jamais été celui du reste du monde, plus encore sous Mohammed VI. Mais jouer avec le temps n’est pas ipso facto signe d’indécision, de pusillanimité ou de faiblesse, même si le moment de la délibération avant de saisir l’instant propice peut être très long. La politique n’étant pas au Maroc, et en dépit des apparences, une matière minérale mais au contraire fluide, régner c’est durer en s’adaptant aux circonstances, l’important étant de ne pas faiblir au moment d’agir.
Son intuition peut conduire M6 à varier, voire à esquiver certains conflits lorsque les événements risquent de contrarier l’application de ses plans initiaux, mais s’il n’est pas psychorigide, il n’en est pas pour autant velléitaire. La détermination avec laquelle il poursuit, face à l’hostilité déclarée de l’Algérie, aux sourdes réticences de la France et aux critiques récurrentes des médias et des ONG européens, son engagement sur la voie du « Morocco First » démontre qu’avec l’âge son allergie à l’idée de se faire des adversaires et à prendre des positions tranchées a disparu.
Halo de mystèreCorollaire de la gestion parcimonieuse du temps, la gouvernance royale au Maroc est entourée d’un halo de mystère et de secret, le secret étant perçu comme participant au mystère du pouvoir et l’un des attributs de la majesté, source directe de l’aura du souverain. Les secrets les plus précieux, les seuls qui vaillent réellement la peine d’être gardés étant les secrets des intentions, Mohammed VI ne révèle jamais les siennes y compris à ceux qui exécutent ses ordres, à charge pour eux comme pour tout un chacun de décrypter les phrases de ses uniques communications que sont ses discours officiels – et, plus particulièrement, chaque 30 juillet, le discours du Trône.
Entre ces allocutions, c’est le silence. Et lorsqu’un roi ne dit rien, on n’entend plus que lui. Monarque exécutif (autre caractéristique très peu admise en Occident), M6 a sur ses pairs chefs d’État un avantage indéniable : le pouvoir, au Maroc, s’acquiert en héritage et procède de soi. Il ne doit donc rien aux autres, ce qui lui évite de se sentir débiteur de qui que ce soit. Mais l’héritier de la dynastie alaouite, qui a depuis longtemps étanché sa soif de reconnaissance, est beaucoup plus lucide qu’on ne le croit sur l’étendue réelle de ses qualités et la juste appréciation de ses mérites. Il se méfie des flatteurs, ne se laisse pas aveugler par le protocole royal, et méprise ceux qui se jettent – symboliquement – à terre devant lui plutôt que de se courber. Face aux mielleux hommages et à l’admiration excessive, il sait que seule son action doit justifier des éloges et a très vite compris qu’au Maroc le pouvoir s’apprend au jour le jour mais ne peut s’enseigner.
S’il a hérité, il y a vingt-quatre ans, du trône de son père, il lui a fallu, comme chaque roi avant lui, le conquérir dans le cœur du peuple marocain, car c’est là que résident le fondement et la plus solide garantie de son pouvoir. Il n’est pas un discours de Mohammed VI dont la grammaire et la syntaxe ne soient imprégnées du souci d’apparaître comme un bon roi aimé de ses sujets, car indulgent et compréhensif pour tous leurs travers.
Mais de cette nécessité – il n’y a pas de grande politique sans amour du peuple – naît une double obligation envers ce même peuple : se garder de la vanité et de l’orgueil, et se défier de la proximité avec tous ceux susceptibles d’abaisser la monarchie au niveau du commerce, de l’affairisme et des scandales. C’est pour s’en prémunir qu’un roi, même s’il ne peut compter que sur lui pour les choix extrêmes, a besoin de conseillers désintéressés, dont la pensée est tout entière orientée vers l’accomplissement de la destinée de leur maître et qui le révèlent à lui-même, en exprimant ce qui en lui est le meilleur et le plus conforme à sa vocation. Ces véritables conseillers existent-ils dans l’entourage de Mohammed VI ? C’est probable, mais lui seul est en mesure de les identifier.
La crainte de l’État
Le temps, le secret, le pouvoir, mais aussi la religion. Au Maroc, l’islam n’est pas un ordre à part qui n’a rien à faire avec le pouvoir, comme en Europe. Il est au cœur de sa légitimité. C’est aussi un formidable agent de stabilité sociale, un auxiliaire d’éducation populaire, un ciment du trône et une composante essentielle de la marocanité. Mais si la religion est une chose, les religieux en sont une autre, et les commandeurs des croyants successifs se sont toujours méfiés des ignorants feignant la piété, qui prétendent s’arroger le monopole du jugement moral. Ceux-là font le lit de l’extrémisme, et leur tendance récurrente à la pullulation justifie que la crainte de l’État soit, au Maroc, l’un des instruments de gouvernement des hommes.
Encore faut-il distinguer la crainte de la peur. Sous Hassan II, à certaines périodes, l’autorité du Makhzen s’accompagnait d’une tension extrême de tous les ressorts de la machinerie du contrôle et de la répression. M6, lui, a toujours veillé à ce que la crainte légitime de l’État ne soit tenue pour une source de pouvoir, lequel ne peut jamais durer sans consentement. Elle est un moyen indispensable à l’ordre public et non une fin en soi. Sauf, évidemment, lorsque, jointe à l’imprévisibilité, la crainte permet de maintenir ministres et collaborateurs dans l’inquiétude – au sens littéral du terme, la quiétude étant synonyme d’autosatisfaction, d’immobilité et de blocage.
De cette technique de management des ressources humaines, Mohammed VI use de façon permanente et continue, mais avec subtilité. Il s’agit de maintenir un certain niveau de tension, quitte au besoin à sanctionner durement pour l’exemple – « On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui », disait Montaigne –, sans pour autant créer l’instabilité du changement permanent des titulaires.
Vox populiM6 sait qu’un pouvoir qui ne tranche jamais les têtes passe vite aux yeux de l’opinion pour un pouvoir faible, qui a renoncé à l’un de ses attributs essentiels : celui de nommer et de limoger. Mais il sait aussi, lui qui d’Abderrahman Youssoufi à Aziz Akhannouch a changé six fois de Premier ministre en près d’un quart de siècle, acceptant parfois que ces changements soient le fruit des urnes et non de ses propres choix, qu’il convient de laisser à ceux que la vox populi a désignés le temps de faire leurs preuves afin que leur réussite ou leur échec soient patents aux yeux de tous. Au Maroc, le pouvoir est aussi une affaire de pédagogie, et c’est en faisant le roi que Mohammed VI est au fond le plus simple et le plus proche de son peuple.