Le président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique Abdelmalek Alaoui, à Rabat.
Karim Tibari / DR
Le président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique décrypte le changement de ton de la diplomatie du Royaume. Et explique au passage pourquoi la relation Maroc-UE doit être revue.
« Le Maroc d’aujourd’hui n’est pas le Maroc d’hier. Le Maroc n’a pas de complexe », n’a cessé de marteler le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita lors des récentes crises qui ont opposé le Royaume à l’Espagne, l’Allemagne ou encore la France.
Un changement de ton et d’approche qui marque la volonté de la diplomatie marocaine d’établir un dialogue Nord-Sud d’« égal à égal », et d’en finir avec la verticalité qui a caractérisé les relations entre le Maroc et certains pays occidentaux, en particulier la France et l’Espagne, les deux ex-puissances coloniales.
Cette diplomatie offensive et « décomplexée » est perceptible aussi bien dans les sorties de Nasser Bourita que dans celles des ambassadeurs du Royaume – Omar Hilale, Karima Benyaich, Youssef Amrani… – ainsi qu’au sommet de l’État.
Le Maroc exprime désormais sa volonté que le dialogue Nord-Sud soit plus équilibréLe dernier discours du roi Mohammed VI, prononcé le 6 novembre à l’occasion de l’anniversaire de la Marche Verte, se distingue par sa fermeté, invitant ses traditionnels partenaires à prendre position dans le dossier du Sahara, considéré comme une cause sacrée au Royaume : « À ceux qui affichent des positions floues ou ambivalentes, nous déclarons que le Maroc n’engagera aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain. »
« Si cet enracinement et cette volonté du Maroc de compter dans le concert des nations ne sont pas nouveaux, ils n’ont jamais été exprimés avec une telle force », écrit le président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique, Abdelmalek Alaoui, dans son dernier livre, Le Temps du Maroc (éd. La Croisée des Chemins, 2021). Comment expliquer ce changement ? Dans un entretien accordé à Jeune Afrique, Abdelmalek Alaoui livre une analyse globale inédite de ce virage entrepris par le royaume.
Jeune Afrique : L’approche de la diplomatie marocaine semble avoir évolué, avec un ton plus affirmatif et plus direct. On l’a vu dans la crise avec l’Espagne, mais aussi avec l’Allemagne ou dans la récente déclaration du ministre des Affaires étrangères qui a parlé de « chantage de l’Europe vis-à-vis du Maroc ». Comment expliquez-vous ce changement ?
Abdelmalek Alaoui : Je note d’abord que lorsqu’un pays du Sud s’affranchit de la position que l’Europe attend habituellement de lui, les commentateurs sont prompts à user, comme vous venez de le faire, des termes « direct » ou « affirmatif », alors que pour d’autres pays, on dira qu’ils « défendent leurs intérêts stratégiques ».
Le Maroc exprime désormais sa volonté que le dialogue Nord-Sud soit plus équilibré, d’« égal à égal », comme l’a affirmé le roi Mohammed VI, depuis quelques années déjà, dans la doctrine marocaine de politique étrangère. Il n’y a rien de nouveau si ce n’est la volonté que les positions marocaines ne souffrent d’aucune ambiguïté dans leur expression.
Couverture du livre « Le temps du Maroc » de Abdelmalek Alaoui (éd. La Croisée des Chemins)
« Si cet enracinement et cette volonté du Maroc de compter dans le concert des nations ne sont pas nouveaux, ils n’ont jamais été exprimés avec une telle force », écrivez-vous dans votre livre « Le Temps du Maroc » (éditions La Croisée des chemins). La reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara y est-elle pour quelque chose ?Elle a participé à une clarification de l’ambition marocaine d’occuper pleinement sa position de nation-pivot dans la grande dorsale euro-africaine, mais également en Méditerranée. Obtenir un soutien aussi précieux que celui des États-Unis dans un conflit de basse intensité comme celui du Sahara n’est pas sans conséquence sur la configuration géopolitique et géo-économique de la région.
D’ailleurs, les réactions ne se sont pas fait attendre. Lorsque l’on rebat les cartes, certains sont mécontents de la nouvelle donne…
Le rapprochement du Maroc avec les États-Unis, ainsi qu’avec Israël et le Royaume-Uni a-t-il pu déranger certains partenaires européens ?Depuis que le Maroc a réaffirmé sa volonté de rééquilibrer sa politique étrangère, anciens alliés comme vieux adversaires ont souvent eu une réaction de repli. Ce sont les lois de la tectonique diplomatique.
Dans le cas de l’Europe, je ne suis pas partisan d’une approche schématique, car les positions des pays de l’Europe du Sud, du Nord, ou encore de l’ancien bloc de l’Est vis-à-vis du Maroc ne sont pas les mêmes, tout simplement parce que le poids de l’histoire est différent, et que les lignes d’horizon en matière de coopération sont parfois divergentes sur de nombreux sujets.
De surcroît, le Royaume-Uni a fait montre de volontarisme dans sa volonté de renforcer sa coopération – notamment économique et commerciale – avec le Maroc pour diversifier et renouveler ses alliances post-Brexit. Que le Maroc emprunte cette fenêtre d’opportunité est tout à fait normal, d’autant que les convergences et les complémentarités sont nombreuses avec le Royaume-Uni.
Quel impact a eu la résilience du Maroc pendant la pandémie sur son image à l’international ?Très positif, beaucoup de pays se sont rendus compte de l’agilité du Maroc et de sa capacité à mobiliser ses forces pour faire fonctionner ensemble des acteurs et protagonistes qui peinaient parfois à se coordonner. Bien entendu, il y a eu, au Maroc comme ailleurs, des imperfections dans la gestion de la pandémie. Certaines décisions ont été mal comprises, mal acceptées par les populations, contraignant l’État à assouplir certaines mesures.
De manière très politicienne, le sujet des visas a été introduit à quelques mois de l’élection présidentielle françaiseMais de manière générale, le pays suit une trajectoire exemplaire, peut-être même l’une des plus réussies au monde avec un taux de létalité parmi les plus bas de la planète et le taux de vaccination le plus important d’Afrique. Prenons par exemple la décision de suspendre tous les vols entrants et sortants pour quinze jours ce 29 novembre afin de déployer un bouclier contre le nouveau variant.
Un certain nombre de pays s’achemineront vers ce type de solution dans les jours à venir et imiteront le Maroc qui, sous la conduite du roi Mohammed VI, a fait de ce « principe de précaution maximum » la ligne de crête de son action contre le Covid-19. Certains, dont des pays européens, ont parfois critiqué cette ligne ultra prudente, mais à cette date, l’on observe que les faits donnent davantage raison au Maroc qu’à l’Europe, où les contaminations reprennent de plus belle.
La crise des visas avec la France peut-elle être lue comme une mesure de rétorsion vis-à-vis du Maroc ? Et si oui, comment l’expliquez-vous ?Ce n’est pas un sujet franco-marocain mais un sujet franco-français. De manière très politicienne, ce sujet a été introduit à quelques mois de l’élection présidentielle française, à un moment où le centre de gravité de la campagne a basculé très à droite, et que certains ont voulu préempter ce thème, faisant croire qu’il s’agissait d’immigration. Or il s’agit avant tout de droit.
En effet, on reproche au Maroc de ne pas délivrer suffisamment de sauf-conduits pour les personnes en situation irrégulière faisant l’objet d’une mesure de reconduction à la frontière. Mais on oublie de dire que la très grande majorité de ces personnes sont des « harragas », des gens qui ont « brûlé » leurs papiers et qui ne disposent pas de documents d’identité satisfaisants au regard du droit international.
On voudrait donc que les consulats marocains émettent des faux papiers sans s’assurer de l’identité des personnes auxquelles sont délivrés les sauf-conduits ? Le processus de vérification de l’identité prend du temps, et se heurte souvent aux incohérences de la loi française et européenne, qui veut qu’on ne puisse maintenir des personnes en centre de rétention indéfiniment.
Des entraves majeures sont mises devant le Maroc lorsqu’il s’agit d’exporter ses tomates ou de recevoir des investissements étrangersInévitablement, le temps d’une identification sérieuse et celui de la rétention administrative s’entrechoquent. Je ne sais pas ce qu’il en est pour les autres pays, mais en tous cas, il s’agit là d’un bien mauvais procès fait au Maroc, sur fond de politique intérieure française.
Pourquoi la relation entre le Maroc et l’Union européenne doit être revue ? Parce qu’elle était asymétrique. D’un côté, l’Europe fait preuve de « volontarisme dans son discours » à l’endroit du Maroc, en affirmant la prééminence du partenariat stratégique avec le Royaume et en attendant du Maroc qu’il soit une passerelle économique et commerciale, mais également une digue « sécuritaire » contre l’extrémisme, les trafics et l’immigration illégale.
En même temps, des entraves majeures sont mises devant le Maroc lorsqu’il s’agit d’exporter ses tomates ou de recevoir des investissements étrangers, certains menaçant même de « relocaliser » des industries.
Qu’est-ce qui doit changer ? Il faut d’abord dépasser le cadre actuel qui régit les relations Maroc-Union européenne pour que ce « partenariat stratégique » soit une réalité dans les faits. Il y a donc une phase préalable de remise à plat des fondamentaux de la relation. Il ne s’agit plus de se cantonner aux chantiers tactiques ou aux urgences du moment, en fonction de la « météo » politique européenne.
Le Maroc ne peut plus accepter des positions ambiguës dès lors qu’il s’agit de son intégrité territorialeL’an prochain, par exemple, on nous rebattra les oreilles avec l’immigration, alors que la fuite des cerveaux marocains, majoritairement captés par l’industrie de la tech européenne, est la grande oubliée du débat. Il faut un partenariat gagnant-gagnant qui mette tous ces sujets sur la table.
Que vous inspire le discours de Mohammed VI du 6 novembre, où il affirme que « le Maroc n’engagera aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain » et où il qualifie les positions de certains pays européens amis de « floues » et d’« ambivalentes » ?Il est, à plus d’un titre, fondateur et clarifiant. Le Maroc ne peut plus accepter de positions ambiguës dès lors qu’il s’agit de son intégrité territoriale. L’Espagne a opposé le même refus pour la Catalogne, prenant les mesures qui s’imposent, avec une « union sacrée » européenne derrière elle. Pourquoi le Maroc ne serait-il pas fondé à en faire autant ?
Quelles sont les cartes que détient le Maroc dans ce qui semble être un changement du rapport de force entre ce pays du sud de la Méditerranée et l’Union européenne ? Le Maroc est un pôle de stabilité institutionnel et macro-économique dans la région. Le Royaume est à ce titre incontournable au sud de la Méditerranée et comme porte d’entrée vers l’Afrique de l’Ouest. Le marginaliser serait non seulement une erreur pour l’Europe mais également une faute sur le plan géostratégique.