Depuis la crise financière, le royaume chérifien a réorienté sa vision du monde. Rabat, qui cherche à devenir un acteur transcontinental, se tourne de plus en plus vers les économies anglophones.Sous l’impulsion du roi Mohamed VI, le Maroc a passé la décennie de l’après-crise financière mondiale à s’engager de plus en plus auprès de partenaires commerciaux et politiques africains. Pour ce faire, le royaume chérifien est allé bien au-delà des liens francophones traditionnels du pays et s’est rapproché des pays anglophones.
Le Maroc joue désormais un rôle majeur en Afrique, devenue son espace vital
Ce sont d’abord les institutions financières qui ont ouvert la voie. Les trois grandes banques de Casablanca – Attijariwafa Bank (AWB), BMCE Bank of Africa (BOA) et Banque Commerciale Populaire (BCP) – réalisent désormais entre un quart et un tiers de leurs bénéfices nets consolidés sur d’autres marchés africains. Le réseau de la BOA a fait passer la contribution africaine à son bénéfice global à 35 % ; pour la BCP, elle est d’environ 25 % et pour l’AWB de 31 %.
Grâce à ces progrès, un cadre supérieur d’une grande banque de Casablanca estime que « le Maroc joue désormais un rôle majeur en Afrique, qui est devenue aujourd’hui son espace vital ».
Telle est l’ampleur du pivot vers l’Afrique, après des années de concentration sur l’Europe et le Moyen-Orient. Le continent représente désormais plus de 50 % des investissements directs étrangers (IDE) du Maroc. S’exprimant lors d’un événement organisé par Casablanca Finance City (CFC) à l’occasion de l’Expo 2020 de Dubaï, en octobre 2021, le directeur général délégué du groupe Attijariwafa Bank chargé du pôle banque de détail à l’international a précisé que les IDE marocains en Afrique atteignent 62 %, « les banques étant en tête de cette performance ».
Une identité africaineUne initiative telle que Casablanca Finance City (CFC) a vu le jour afin de mettre en place « une communauté d’investisseurs et d’acteurs qui s’accompagnent pour surmonter » les défis d’une expansion en Afrique. Un objectif mis en évidence lorsque la Société nationale d’investissement (SNI), holding de la famille royale auparavant axé sur le Maroc, a été rebaptisé Al Mada et dotée d’une « identité africaine ».
Le potentiel de croissance de l’Afrique était incomparable avec celui des autres continents
Un changement qui a contribué à « renforcer la dynamique de la coopération Sud-Sud en influençant les investissements à l’échelle panafricaine », comme indiqué dans l’énoncé de la mission. S’exprimant lors de l’événement de l’Expo de Dubaï, le patron de CFC, Saïd Ibrahimi, a souligné que le potentiel de croissance de l’Afrique était « incomparable avec celui des autres continents ».
Le CFC joue sur la stabilité politique du Maroc, la force de son économie et la priorité que le pays accorde au fait d’être un hub du continent. Saïd Ibrahimi a également souligné la proximité du Maroc avec l’Europe et son statut de « seul pays africain à avoir signé un accord de libre-échange avec les États-Unis ».
Au Maroc, on parle des investissements et des opportunités avant les difficultés
Pourtant, malgré ces avancées, notamment en matière de transports maritime et routier avec de grands projets comme le port à conteneurs de Tanger Med, la question du Sahara occidental ralentit certains projets. En effet, la file de camions freinés dans leur marche vers les marchés subsahariens a été l’une des images marquantes de l’affrontement de novembre 2020 entre les Forces armées royales (FAR) du Maroc et le Front Polisario à la frontière mauritanienne de Guerguerate.
Stratégie couronnée de succèsDans les économies francophones en particulier, plus précisément dans des pays comme la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Gabon, le Maroc a contribué à la restructuration des agences immobilières de l’État et des marchés du logement. Selon un analyste marocain, l’implantation en Afrique de Maroc Telecom, ancien monopole d’État, « a contribué à accélérer la démocratisation de la téléphonie, en modernisant les réseaux ».
Les chefs d’entreprise soulignent que « Morocco Inc. » adopte une attitude différente par rapport à celle de leurs partenaires traditionnels en matière de risque. « Ayant opéré en France pendant trente-cinq ans, je peux vous dire que la perception du risque en Europe est très différente de celle du Maroc et de l’Afrique en général », avance Mohamed Agoumi, DG adjoint de Bank of Africa. Plutôt que de parler d’abord des risques, « au Maroc, on parle des investissements et des opportunités avant les difficultés ».
Le Maroc souhaite également rejoindre la Cedeao
Pourtant, ils existent bel et bien. Par exemple, le promoteur immobilier marocain Addoha a fait face à des obstacles avec son projet de construction de logements au Sénégal, et la compagnie nationale Royal Air Maroc a mis fin à son partenariat avec Air Sénégal International en 2009. Malgré cela, selon un analyste marocain que nous avons consulté : « Dans l’ensemble, la stratégie africaine du Maroc a été un succès, tant sur le plan économique que politique. »
Un afflux d’importations bon marchéPlacer l’Afrique, plutôt que l’Europe, au centre des relations commerciales et des objectifs de développement du Maroc a rendu essentiel le rétablissement du royaume au sein de l’Union africaine, ce qui a été fait en janvier 2017, mettant fin à un boycott lancé par feu le roi Hassan II en 1984, après l’admission de la République arabe sahraouie démocratique du Polisario comme membre à part entière de l’institution régionale, dénommée alors OUA.
Le Maroc souhaite également rejoindre la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), mais sa demande est actuellement peu avancée. Certains États membres – dont le Ghana et le Nigeria – s’inquiètent des conséquences éventuelles d’une telle accession, compte tenu du traité de libre-échange conclu entre le Maroc et les États-Unis, craignant qu’il ne facilite un afflux d’importations bon marché dans la région.
Par ailleurs, même si le Nigeria soutient le Polisario, le Maroc a réussi à construire des liens économiques avec Abuja. La question du Sahara occidental qui oppose également le Maroc à l’Afrique du Sud n’a pas empêché le créateur de Saham Assurance, l’entrepreneur (et ministre jusqu’en octobre dernier) Moulay Hafid Elalamy, de vendre sa compagnie d’assurance au sud-africain Sanlam en 2018. « Une telle opération n’aurait pu se faire sans l’approbation du roi », a affirmé un observateur averti du secteur privé marocain.
Une politique d’anglicisationPour favoriser les échanges et renforcer les liens, le roi a mis en avant tantôt l’appartenance commune à l’islam, tantôt aussi l’usage partagé des langues (français, anglais et arabe) pour mieux pénétrer l’Afrique subsaharienne. « Le Maroc a changé son modèle de relations africaines en se rapprochant beaucoup plus des pays anglophones », affirme un analyste basé à Casablanca. « Cela est déjà visible dans le royaume, où l’enseignement de l’anglais a pris de plus en plus d’importance. »
Alors que les relations avec les principaux alliés européens traditionnels que sont la France, l’Espagne et l’Allemagne connaissent des hauts et des bas – « plus récemment, principalement des bas », comme le note notre analyste – « il semble qu’une politique implicite d’anglicisation soit en cours. J’ai même l’impression que ces grands acteurs européens considèrent désormais le Maroc comme un concurrent en Afrique. »
Nous avons besoin de plus d’IDE pour créer de la valeur ajoutée sur le terrain
Dans le cadre de cette stratégie de rapprochement, le géant des phosphates et des engrais OCP a commencé à investir massivement en Éthiopie et au Nigeria, et le groupe de construction Addoha a investi dans une cimenterie et des projets immobiliers au Ghana.
Le groupe bancaire marocain AWB, s’est quant à lui implanté au Rwanda et « s’intéresse à une banque nigériane », a déclaré une autre source à The Africa Report/Jeune Afrique. BMCE Bank ok Africa a étendu sa présence au Kenya, en Ouganda, en Tanzanie, au Rwanda et en Éthiopie.
Malgré tous ces succès, il en faut plus pour que l’ambition du Maroc de devenir un acteur économique majeur au sud du Sahara se réalise. « Dans l’industrie, nous devons faire plus : nous avons besoin de plus d’investissements directs pour créer de la valeur ajoutée sur le terrain. […] Nous pourrions commencer par une industrie à petite échelle et monter en puissance », explique un analyste financier à Casablanca.
« Made in Africa »Le Maroc a des atouts dans ce domaine. Le développement d’une industrie automobile intégrée, par exemple, est largement considéré comme une réussite locale. « Pourquoi ne pas développer encore plus notre secteur des pièces automobiles en investissant en Afrique, où la main-d’œuvre est encore moins chère qu’au Maroc ? », propose l’analyste financier.
Créer davantage de coentreprises, de champions africainsLes entreprises marocaines devraient également considérer l’agro-industrie et le textile comme des domaines d’investissement – par exemple, dans les zones de culture du coton. Abdou Diop, qui est président de la nouvelle commission Afrique de la Confédération générale des entreprises du Maroc, pense qu’il faut « continuer à attirer les investisseurs africains au Maroc, pour vraiment équilibrer les relations ». Il ajoute qu’il est important que ces investisseurs africains « soient de plus en plus nombreux à venir en tant que partenaires ». Originaire du Sénégal, Abdou Diop considère qu’il faut également « créer davantage de coentreprises, de champions africains, afin d’augmenter la quantité de biens et de services Made in Africa, pour les Africains, par les Africains ».