Le 24 août 2021, l’Algérie avait annoncé la rupture de ses relations diplomatiques avec le Maroc en raison d’« actions hostiles » du royaume chérifien. Une décision intervenue après plusieurs mois de tensions entre les deux pays. FAROUK BATICHE/AFPLe dernier rapport sur l’économie algérienne de l’institution internationale a fait les frais des tensions entre Alger et Rabat. Récit d’un coup de sang qui témoigne des crispations à l’œuvre au sein du pouvoir algérien.Un emballement médiatico-diplomatico-politique. C’est ce qu’a produit, malgré lui, le dernier rapport de la Banque mondiale (BM) sur la situation économique de l’Algérie. Publié le 22 décembre, juste avant la période des fêtes de fin d’année, il aurait très bien pu passer inaperçu.
Mais l’agence de presse officielle APS (Algérie Presse Service) en a décidé autrement. En étrillant le rapport, elle a déclenché une passe d’armes entre l’institution multilatérale et Alger. Un coup de sang qui doit être lu à la lumière de l’escalade des tensions, observée ces derniers mois, entre l’Algérie et le Maroc.
Tout commence quelques jours après la mise en ligne du rapport avec la publication, le 28 décembre, de deux dépêches de l’APS tirant à boulets rouges sur le document de la BM. Accusant cette dernière de « sortir de son cadre institutionnel », l’agence officielle dénonce dans son premier article « un complot visant à nuire à la stabilité du pays » à travers « ce genre de rapports négatifs et nuisibles, fondés sur des indicateurs et des arguments non sourcés ».
« Tentative de déstabilisation »Enfonçant le clou dans son deuxième papier, publié moins de deux heures après le premier, elle s’insurge contre « un rapport erroné », notamment sur l’évaluation de la croissance et de la pauvreté, « rédigé sur instigation de certaines parties connues pour leurs hostilités à l’Algérie » et constituant une « tentative de déstabilisation » du pays.
Même si on n’est pas d’accord sur certaines données, le rapport regorge d’indicateurs positifs
Cette charge, violente, ne fait que commencer. Dans les jours qui suivent, pas moins de huit autres dépêches, sur le rapport ou l’évoquant, sont diffusées. Deux sollicitent des experts pour contrecarrer les observations de la BM, une donne la parole à un responsable des douanes pour critiquer la valeur des importations du pays pour 2021 – estimées à 50 milliards de dollars par la BM contre 30 milliards selon les douanes –, les autres défendant la bonne tenue de l’économie malgré la pandémie de Covid-19.
Le 31 décembre, le Premier ministre et ministre des Finances, Aymen Benabderrahmane, tente de calmer le jeu : appelant à « une lecture approfondie du rapport », il note que, « même si on n’est pas d’accord sur certaines données, il regorge d’indicateurs positifs ».
C’est peine perdue. L’attaque de l’APS culmine avec une dernière dépêche, le 4 janvier, affirmant que « les informations qui ont servi à la BM pour établir son rapport sur l’Algérie, sortiraient de l’imagination d’un affabulateur qui a pour nom Ferid Belhaj, vice-président de la Banque mondiale en charge de la région Mena ».
Mise au pointSoulignant que la « preuve définitive » du « caractère mensonger » du rapport « été communiquée par des amis français de l’Algérie », l’APS tacle un document « réalisé sur orientation du palais royal marocain » et jette l’opprobre sur le vice-président de la BM, accusé d’être « un ami proche du prince du Maroc, Moulay Rachid, et de nombreux ministres marocains ». Reste que la dépêche ne fournit aucun fait précis ni document pour appuyer ses assertions.
Tout inacceptables qu’ils sont, il ne sera pas répondu à ces propos
Et, alors qu’elle était restée silencieuse jusque-là, la BM finit par réagir, publiant une courte « mise au point » le 6 janvier. Rappelant que le rapport « est basé exclusivement sur des données publiques » et qu’il « a été préparé avec la plus grande rigueur » par « une équipe d’économistes travaillant sur la région du Maghreb », elle souligne que ses conclusions « sont cohérentes avec les données officielles disponibles à la date de clôture des données du rapport (1er novembre 2021), dont la plupart sont présentées dans la note de conjoncture de la Banque d’Algérie publiée le 22 décembre 2021 ».
Se refusant à répondre à l’attaque ad hominem de son vice-président, la Banque mondiale note « avec regret que certains des articles (…) aient adopté un langage qui peut avoir dépassé les pensées de leurs auteurs anonymes ». « Tout inacceptables qu’ils sont, il ne sera pas répondu à ces propos, tant nous considérons qu’ils ne sauraient porter argument ni ne constituent un élément de débat », riposte la BM.
Sollicitée par Jeune Afrique, celle-ci n’a pas souhaité apporter d’autres précisions, rappelant que l’Algérie, « membre actif du groupe de la Banque mondiale, est représenté au Conseil des administrateurs de l’institution » et que la BM soutient le pays à travers « 12 projets d’assistance technique ».
Perspectives incertainesAlors que l’APS n’a ni repris ni commenté le communiqué de la BM, sa réaction épidermique ne peut qu’interpeller. Contrairement à ce que l’agence a indiqué, le rapport en question ne fait pas que « voir l’Algérie en noir ».
« L’Algérie profite d’un répit temporaire alors que les prix des hydrocarbures atteignent de nouveaux sommets et que la pression de la pandémie de Covid-19 se relâche. L’envolée des recettes d’exportation d’hydrocarbures contribue à réduire nettement les besoins de financement extérieur, et permet de stabiliser à court terme les besoins croissants de financement domestique », peut-on ainsi lire à la première page du résumé du rapport.
« En l’absence d’une mise en œuvre rapide de l’agenda de réforme, la reprise sera fragile et les soldes budgétaire et extérieur se détérioreront à moyen terme », reprend l’institution, qui estime le taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) en 2021 à 4,1 %.
Une évaluation de la situation macroéconomique mesurée, pas plus sévère que par le passé et en ligne avec celle d’autres institutions, dont le Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier, qui évalue la croissance à seulement 3,2 % en 2021, tient en effet un discours proche dans son dernier focus sur le pays, publié le 2 décembre et intitulé « L’Algérie à un carrefour ».
L’indicateur de la pauvreté multidimensionnelle s’est amélioré en Algérie entre 2013 et 2019
« Sous l’effet du redressement des cours et de la production d’hydrocarbures, le pays a renoué avec la croissance, mais les perspectives demeurent très incertaines », souligne-t-il. Si « la riposte des autorités a contribué à atténuer les répercussions de la crise sur l’économie », les « chocs de 2020 ont exacerbé les déséquilibres qui affaiblissent l’économie depuis longtemps, précipitant l’augmentation de la dette publique et la diminution des réserves de change », ajoute le FMI, qui appelle à « un réajustement de l’action des pouvoirs publics ».
Une situation socio-économique tendueL’analyse de la BM sur la pauvreté est, elle aussi, plus nuancée que la lecture faite par APS. « L’indicateur de la pauvreté multidimensionnelle s’est amélioré en Algérie entre 2013 et 2019, traduisant des progrès dans toutes ses dimensions : éducation, santé et conditions de vie », salue ainsi la BM. « Bien que l’Algérie affiche des résultats honorables dans la région Mena et, malgré des améliorations notables, la pauvreté multidimensionnelle varie considérablement selon les régions et entre les zones rurales et urbaines », poursuit-elle.
Alger a tendance à agiter la menace de l’ennemi extérieur marocain pour garder le contrôle
Quant au chiffre de 50 milliards de dollars d’importations qui semble avoir froissé l’agence officielle, la BM indique bien qu’il s’agit d’une estimation, autrement dit d’une donnée sujette à révision.
Plus que le fond du rapport, il semble que le contexte de tensions diplomatiques entre Alger et Rabat ainsi que la fébrilité d’un pouvoir algérien soumis à une situation socio-économique tendue aient joué à plein dans le déclenchement de cette crise de nerfs. Face à des difficultés internes, Alger a tendance à agiter la menace de l’ennemi extérieur marocain pour garder le contrôle. Un réflexe bien difficile à corriger.
Quant au cas de Ferid Belhaj, certains observateurs font remarquer qu’il pouvait apparaître comme un bouc-émissaire tout trouvé, la réputation du responsable de la BM étant déjà entachée par la mention de sa participation aux manipulations autour du classement Doing Business de la banque.
Établie par le rapport indépendant commandé par la BM pour faire la lumière sur l’affaire, celle-ci a toutefois toujours été démentie par le principal intéressé, qui n’a pas répondu aux sollicitations de Jeune Afrique. Une seule chose est sûre, ni APS ni les relations entre l’Algérie et la Banque mondiale ne sortent gagnantes de cet épisode.