« Maroc : diplomatie tous azimuts » (3/5). Alors que le royaume commençait à engranger plusieurs succès dans une région traditionnellement acquise au Polisario, la nouvelle « vague rose » menace de saper le lobbying exercé ces dernières années par Rabat. Qui n’a pas dit son dernier mot.« La session plénière ne peut se tenir dans le lieu que le peuple sahraoui désigne comme sa capitale. » C’est la raison qu’a invoquée le 30 juin l’élu bolivien Adolfo Mendoza Leigue pour expliquer le boycott par les parlementaires de son pays de la visite du Parlandino (Parlement andin), qui a eu lieu du 1er au 9 juillet à Laâyoune. Une rencontre historique, organisée pour la première fois hors des frontières des États membres.
Le Maroc est membre observateur de cette organisation parlementaire régionale depuis novembre 1996, aux côtés de l’Espagne, du Panama et du Mexique. Un statut qui témoigne des efforts du royaume pour se rapprocher des pays de la zone.
Dans cette région dont les États et les opinions ont par le passé régulièrement exprimé leur sympathie pour la République arabe sahraouie démocratique (RASD), le Maroc partait de loin. Une donnée que Marcus Vinicius De Freitas, Senior Fellow au Policy Center for the New South et spécialiste de la région, explique par « le passé colonial et l’héritage négatif d’un tel passé » des États d’Amérique du Sud.
La visite en 2004 du roi Mohammed VI en Argentine, au Brésil, au Chili, au Mexique et au Pérou a considérablement amélioré les relations avec les pays de ce sous-continent. Toutefois, ce n’est que depuis ces dernières années que la diplomatie marocaine y multiplie les succès.
Le nombre de pays souverains d’Amérique latine et des Caraïbes reconnaissant la RASD recule ainsi inexorablement : 13 aujourd’hui, contre 30 en 1991. En parallèle, le nombre d’États ayant apporté leur soutien au plan d’autonomie marocain pour le Sahara augmente considérablement et s’établit aujourd’hui à 20. Un succès à mettre en grande partie au crédit d’un plan d’action divulgué il y a quelques années.
Morocco LeaksOctobre 2014, un hacker inconnu diffuse quotidiennement une centaine de documents confidentiels sous le pseudo Chris Coleman. Il s’agit de câbles diplomatiques, de documents internes et d’échanges de mails émanant de la diplomatie et des services secrets marocains. Les données auraient été obtenues par le piratage de la messagerie de plusieurs hauts responsables marocains. La fuite est baptisée Morocco Leaks.
Le journaliste hacker Jean-Marc Manach, qui a enquêté sur le sujet, affirme que malgré les suspicions d’ingérence étrangère, Coleman n’a jamais pu être démasqué. Dans le lot, certains documents auraient pu être manipulés. Interrogé sur ceux détaillant la politique marocaine en Amérique latine, Manach assure qu’il n’y a pas « de soupçon particulier qu’ils aient été faussés ou piégés ».
Dans ces dossiers datant de 2012 et consultés par Jeune Afrique, le pouvoir marocain distingue les pays phares d’Amérique centrale et du sud selon quatre catégories : les « pays amis à préserver impérativement » (Brésil, Chili, Colombie, République dominicaine et Guatemala), les « pays amis en posture fragile face à l’influence d’une gauche montante » (Pérou, Argentine, Honduras et Costa Rica), les « pays à récupérer » (Salvador, Paraguay, Uruguay et Panama) et les « pays irrécupérables entièrement acquis aux séparatistes » (Bolivie, Équateur, Venezuela et Nicaragua).
Cette catégorisation vise à concentrer les efforts de l’action diplomatique marocaine sur les pays considérés « acquis » à la cause nationale. Elle permet aussi de définir qui sont les États susceptibles de devenir des alliés au sein des instances internationales, en particulier les membres non-permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.
Ce déploiement de l’action diplomatique met en évidence les affinités idéologiques entre le royaume et les gouvernements ultra-libéraux d’Amérique latine. Dans cette logique, la vague conservatrice qui a succédé à la marée rose des années 2000 a fait pencher la balance en faveur du Maroc.
Clivage idéologique
Le statut d’interlocuteur privilégié du Brésil s’est maintenu avec l’élection de Jair Bolsonaro en 2018. Vice-président de l’université Al Akhawayn (Ifrane), et ancien enseignant dix ans durant à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro, Nizar Messari confirme cette « grande compatibilité entre les deux pays ».
Il précise : « Le Brésil est certainement un partenaire privilégié du Maroc en Amérique latine, mais on ne peut pas réellement parler d’allié. Le royaume a tout intérêt à multiplier les partenariats en Amérique latine, car des relations privilégiées avec le Brésil ne signifient pas nécessairement que les relations seront bonnes avec les autres pays, notamment l’Argentine et le Mexique. »
Indéniablement, avec 75 % des réserves mondiales de phosphate, le Maroc a une belle carte à jouer dans ces États au gigantesque secteur agricole. Le royaume est ainsi le troisième fournisseur de phosphate des pays d’Amérique latine. Au Brésil, il assure 40 % des importations de phosphate, juste derrière la Russie et la Biélorussie.
Nizar Messari relativise néanmoins le rôle du phosphate au service de la diplomatie chérifienne : « Les relations entre le Maroc et le Brésil sont beaucoup plus anciennes que la récente montée en puissance des exportations marocaines de phosphate vers le Brésil. L’économie brésilienne est beaucoup trop complexe pour qu’un secteur, aussi stratégique soit-il, puisse chambouler les relations. »
Mais le contexte de guerre en Ukraine pourrait être favorable à une meilleure implantation économique du Maroc en Amérique latine. Marcus Vinicius De Freitas partage cette analyse : « Face à la dépendance de la région à l’égard de l’agriculture et de la durée des sanctions contre la Russie, le Maroc devrait remplacer, dans la mesure du possible, le rôle joué par Moscou en complétant ces marchés avec les engrais et autres dérivés phosphatés nécessaires pour consolider sa place de fournisseur de premier plan et le plus fiable. »
Le 13 mai, Mostafa Terrab, président du groupe OCP, a évoqué le projet d’une nouvelle usine de produits phosphatés au Brésil. L’annonce a été faite lors d’une réunion à Casablanca avec le ministre brésilien de l’Agriculture, Marcos Montes.
Une semaine plus tôt, le ministre péruvien du Développement agraire et de l’Irrigation, Óscar Zea, déclarait, à la surprise générale : « Il y a eu des pourparlers avec les gouvernements du Maroc, du Venezuela et de la Bolivie. Une fois le décret d’urgence approuvé, l’achat [d’engrais phosphaté, ndlr] se poursuivra. La coordination logistique pour le transfert est déjà en cours afin qu’il parvienne rapidement aux agriculteurs. »
Obstacle algérien
En effet, la nouvelle d’un contrat entre les deux pays aurait pu passer inaperçue si elle n’était pas historique. Le Venezuela, membre de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), n’a jamais cessé de reconnaître la RASD. Depuis la fermeture de l’ambassade marocaine à Caracas en 2009, c’est l’ambassade marocaine en République dominicaine qui s’occupe des ressortissants marocains présents au Venezuela.
Accessoirement, l’Algérie, dont l’influence en Amérique latine est antérieure à celle du Maroc, coopère avec la compagnie pétrolière d’État vénézuélienne PDVSA depuis 2007. Alger exploite également depuis 2003 le gisement pétrolier et gazier de Camisea, au Pérou, et envisage de se déployer davantage sur le continent sud-américain.
« Sonatrach a prévu de réaliser des projets en Argentine, au Brésil, au Venezuela et au Pérou. Nous voulons aussi arriver à exporter au Chili du gaz de pétrole liquéfié », avait déclaré en 2009 le ministre algérien de l’Énergie Chakib Khelil devant la presse péruvienne.
Cette présence économique de l’Algérie n’est pas sans inquiéter les diplomates marocains, qui la considèrent comme servant « l’activisme des séparatistes », dans une note datée de septembre 2014, « Piste de réflexion sur le renforcement de la présence du Maroc en Amérique latine » et dans le « Plan d’action 2013 pour l’Amérique latine », dévoilée par les Morocco Leaks. Alors, pour affirmer son poids régional et sa présence au niveau législatif, Rabat a intégré plusieurs sous groupements régionaux latino-américains et caribéens.
État membre observateur
En juillet 2020, le royaume rejoint ainsi la Communauté andine des nations (CAN), devenant le premier pays arabe et africain à obtenir le statut d’État observateur. Outre l’Alliance pacifique, communauté économique regroupant le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou, le Maroc a aujourd’hui le statut d’État membre observateur au sein de 8 organisations régionales et sous-régionales similaires : 4 parlementaires (Parlacen, Foprel, Parlandino, Parlatino) et 4 politiques (SICA, OEA, SEGIB, AEC).
Ce statut privilégié implique la contribution financière du royaume aux budgets annuels consacrés au fonctionnement de ces organisations régionales, ainsi qu’à la réalisation des programmes qu’elles mettent en œuvre. Un investissement qui a vraisemblablement été consolidé depuis 2012 au vu des dernières évolutions.
Le positionnement offensif de Rabat lui a valu le statut de « capitale de la coopération sud-sud », le 4 mars. Cette décision du Forum des présidents des pouvoirs législatifs d’Amérique centrale, des Caraïbes et du Mexique (Foprel) a été approuvée par le Parlement d’Amérique latine et des Caraïbes (Parlatino). Plus récemment, le 29 avril dernier, le président du Parlement centraméricain (Parlacen) a apporté son soutien « au respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du royaume », après le revirement de Madrid en faveur du plan d’autonomie. Une position partagée par les 4 sous-groupements parlementaires régionaux auxquels appartient le Maroc.
Sur les 16 États indépendants des Caraïbes, seuls 3 reconnaissent encore aujourd’hui la RASD : Cuba, Trinidad & Tobago et le Belize. Dernier retrait de cette reconnaissance, celui de la Guyane, en novembre 2020. En janvier de la même année, lors d’une rencontre avec le ministre marocain des Affaires étrangères Nasser Bourita à Rabat, son homologue Paul Chet Green d’Antigua-et-Barbuda exprimait la gratitude de son gouvernement pour le soutien du roi Mohammed VI à l’ouverture d’un consulat de l’Organisation des États de la Caraïbe orientale (OECO : Antigua & Barbuda, Grenade, Montserrat, Saint-Kitts & Nevis, Sainte-Lucie, Saint-Vincent et les Grenadines). Le 31 mars 2022, cette représentation diplomatique a ouvert ses portes à Dakhla.
« L’avantage de ce consulat est qu’il ne représente pas un seul pays, mais six États membres de l’OECO. Cela confirme le soutien croissant à la marocanité du Sahara et à la consolidation de la souveraineté du Maroc sur ses provinces du Sud », s’est félicité Nasser Bourita.
La nouvelle « vague rose »
Reste que la position des États de la région vis-à-vis du dossier sahraoui dépend presque systématiquement de la couleur politique des présidents élus. Les alliances que le Maroc y a nouées sont donc particulièrement fragiles. Avec le retour de la gauche au pouvoir, plusieurs gouvernements ont opéré une volte-face sur le sujet.
La Bolivie en est un exemple particulièrement éloquent. Arrivé au pouvoir en 2020 après vingt ans de socialisme, le gouvernement transitoire de Jeanine Anez (droite conservatrice) a aussitôt retiré son soutien à la RASD. Le 16 septembre 2021, la gauche étant revenue aux commandes par les urnes, La Paz annonçait rétablir ses relations avec la RASD.
De son côté, en 2016, à trois voix près, le Congrès chilien aurait pu officialiser l’établissement de relations avec la RASD. Il y a eu une première tentative avortée en 2010, sous l’ex-présidente Michelle Bachelet, actuelle haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme. Fraîchement élu, le président de la gauche progressiste Gabriel Boric pourrait emboîter le pas à ses voisins andins en reconnaissant la RASD, mettant un terme à « l’exception chilienne ».
Au Pérou, l’accession au pouvoir en juillet 2021 du président de gauche Pedro Castillo s’est aussitôt traduite par un changement de position sur le dossier du Sahara. Le 9 septembre 2021, rompant avec une politique vieille de plus de 25 ans datant du règne d’Alberto Fujimori, Lima annonçait normaliser ses relations avec l’organisation autonomiste sahraouie.
Une inflexion que Rabat n’a pas estimée définitive, et qui ne l’a pas découragé de poursuivre ses négociations en vue de renverser à nouveau la tendance. Et cette persévérance a payé. Près d’un an après, le 18 août 2022, à la suite d’un entretien téléphonique entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, le Pérou revenait sur sa décision.
Dans un communiqué, le pays annonçait retirer sa reconnaissance de la RASD et se ranger derrière les positions de l’ONU, et se déclarant favorable à l’établissement d’une « feuille de route multisectorielle » avec le royaume.
Rabat perd la ColombieEn Colombie, alors que le Maroc commençait à marquer des points – en octobre 2021, le ministère colombien des Affaires étrangères a reconnu « les efforts du Maroc dans la recherche d’une solution politique, pragmatique, réaliste et durable à ce différend, sous les auspices exclusifs de l’ONU » –, le contexte politique a changé la donne.
Alors que Bogota n’a jamais officiellement soutenu le plan d’autonomie marocain, il avait cependant gelé dès décembre 2000 sa reconnaissance de la RASD. C’était compter sans l’arrivée au pouvoir, le 19 juin dernier, de Gustavo Petro, qui est devenu le premier président de gauche de l’histoire du pays, et dont le profil n’augure rien de bon pour le Maroc.
Le lendemain de sa victoire, le président de la RASD, Brahim Ghali, lui a aussitôt adressé un message de félicitations, relayé par l’agence de presse sahraouie (SPS) : « Votre élection et le développement des élections elles-mêmes constituent une preuve de plus de la force de la démocratie colombienne. »
Ancien membre de la guérilla marxiste M-19, Gustavo Petro s’était déjà publiquement déclaré solidaire du Front Polisario, comparant le mouvement anti-impérialiste auquel il a lui-même participé au mouvement indépendantiste sahraoui.
Le 10 août, le gouvernement colombien déclarait officiellement reprendre ses relations diplomatiques avec la RASD. Un revers pour les autorités marocaines, qui voient la quatrième puissance économique du continent basculer du côté du Polisario.
En octobre prochain, une échéance plus importante encore se profile : l’élection présidentielle brésilienne. Après les vives critiques visant Bolsonaro pour sa mauvaise gestion de la pandémie, ainsi que la faible performance économique du pays, l’ancien président de gauche Luiz Inácio Lula da Silva apparaît comme le grand favori dans les sondages. En 2019, une délégation du Front Polisario au Brésil avait été invitée à participer aux travaux du 7e Congrès du Parti travailliste brésilien. Lula da Silva, en sa qualité de fondateur du mouvement, avait alors exprimé son soutien à la lutte de la RASD, évoquant « sa volonté de participer activement à ce nouveau tournant dans le pays et sur le continent latino-américain ».