L’accueil à Tunis du chef de la RASD Brahim Ghali par le président Kaïs Saïed en personne provoque une crise sans précédent entre la Tunisie et le Maroc.
« Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement et le critère clair et simple par lequel il mesure la sincérité des amitiés et l’efficacité des partenariats », avait prévenu le roi Mohammed VI dans un discours prononcé le 20 août.
Un message qui ne semble pas être parvenu à Carthage. L’accueil en grande pompe réservé le 26 août au chef du Polisario Brahim Ghali par Kaïs Saïed a été perçu par le Maroc comme une offense. L’abstention tunisienne, en octobre 2021, pour la prolongation du mandat de la Minurso au Sahara occidental par le Conseil de sécurité de l’ONU avait déjà jeté un froid entre les deux frères maghrébins.
L’opinion tunisienne a pris conscience de la gravité de la crise en relevant la levée de boucliers sur les médias marocains. L’annulation de la participation marocaine au championnat arabe et africain des clubs de volley-ball, puis l’appel au boycott des produits tunisiens donnent la mesure de l’irritation marocaine. L’Union des écrivains marocains a décrit comme « une stupidité diplomatique » le geste de Kaïs Saïed. Sans compter, bien sûr, le rappel des deux ambassadeurs dans leurs capitales respectives.
Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a mis en garde le 29 août « contre le danger de l’instrumentalisation continue et explicite de cette affaire de la part de ces médias marocains et étrangers au profit de quelques agendas politiques ».
« Un incident évitable »Pour l’économiste Moez Joudi, c’est l’apparat déployé par Carthage « présentant le chef du Polisario comme un chef d’État » qui a froissé le royaume chérifien. Des partis, plutôt d’opposition, déplorent que Kaïs Saïed ait dérogé au principe de neutralité adopté depuis toujours par la Tunisie sur la question du Sahara.
Une position qui permettait au secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe (UMA), Taïeb Baccouche, de suggérer régulièrement que Tunis propose ses bons offices pour mettre fin au différend entre le Maroc et l’Algérie. Il appelle aujourd’hui à la réconciliation entre Tunis et Rabat. « Un incident qui aurait pu être évité si notre diplomatie était efficace et proactive, et avait communiqué avec ses homologues marocains avant la rencontre de Tunis… », regrette Mohsen Marzouk, président du parti Machrou Tounes.
Le militant de centre gauche Chokri Jlassi s’en tient, lui, « à la position historique et invariable de la Tunisie avant et post révolution qui ne reconnaît pas l’entité Front Polisario séparatiste ». Certains, pour qui les critiques marocaines passent mal, relèvent que la Tunisie n’a pas commenté ou désapprouvé la normalisation des relations israélo-marocaines.
Jamais les deux pays n’avaient connu une crise d’une telle ampleur. « La Tunisie n’a pas pris la mesure de la réaction marocaine », confie une source diplomatique tunisienne. Le Maroc a pourtant adopté une diplomatie résolument offensive sur le Sahara depuis quelques années et exige désormais de ses partenaires une position claire sur la question. Une position qui rend la « neutralité active » chère à la Tunisie plus difficile à conserver.
Tropisme algérienRabat estime que la politique tunisienne sur le Sahara occidental a changé avec Kaïs Saïed et juge la Tunisie soumise à la pression d’Alger. La visite récente de Kaïs Saïed à Alger et celle d’Abdelmadjid Tebboune à Tunis en décembre ont confirmé la proximité entre les deux présidents.
« La Tunisie doit une fière chandelle à l’Algérie qui lui est souvent venue en aide », estime une Tuniso-Algérienne, en référence au prêt de 300 millions de dollars accordé par Alger à Tunis en décembre 2021. Le réchauffement des relations entre les deux pays est tel qu’il a valu à la Tunisie d’être qualifiée de « wilaya algérienne » par l’économiste algérien El Houari Tegersi en juillet.
En mai 2022, lors d’une visite officielle à Rome, le président algérien déclare devant son homologue italien : « Nous sommes prêts, tous deux, à aider la Tunisie à sortir de l’impasse, et ce jusqu’à ce qu’elle retrouve la voie démocratique. »
Des propos qui, lorsqu’ils sont tenus par des institutions internationales ou des États occidentaux, irritent au plus haut point Kaïs Saïed. Rien de tel avec l’Algérie, dont le président est en outre à l’origine de la fin de la fâcherie entre Kaïs Saïed et le secrétaire général de l’UGTT Noureddine Taboubi, après le voyage des deux hommes à Alger début juillet.
Pour de nombreux observateurs, la crise actuelle porte indéniablement l’empreinte algérienne. « Abdelmadjid Tebboune a pris sous son aile Kaïs Saïed, mais comme le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avant lui, il flatte Saïed et le laisse se fourvoyer comme avec cette crise diplomatique avec le Maroc qui lui convient », argumente un économiste tunisien.
« La protection de l’Algérie pourrait conduire la Tunisie à la vassalité », alerte la politologue Khadija Mohsen Finan, qui constate que la situation de la Tunisie est telle qu’elle n’a pas les moyens de sa souveraineté. « Résultat : la Tunisie a été prise dans les fourches de la querelle entre le Maroc et l’Algérie, rivaux pour une hégémonie au Maghreb et une influence en Afrique », conclut la spécialiste.
Pourtant, le Maroc a aussi une longue histoire avec la Tunisie. Certains se souviennent encore qu’à l’annonce de l’assassinat, en 1952, du leader syndicaliste et homme politique tunisien Farhat Hached, Casablanca s’était soulevée contre les autorités coloniales. Malgré une brouille de cinq ans après la reconnaissance en 1960 de l’État mauritanien par la Tunisie, une certaine solidarité avait jusqu’alors caractérisé les relations entre les deux pays.
Plus tard, en 1980, Hassan II proposera son aide à Bourguiba lors de l’attaque de Gafsa. Ce compagnonnage ancien et discret se traduit par un soutien indéfectible pendant les crises sanitaires ou les catastrophes naturelles. Les deux pays sont des concurrents sur le plan économique – tous deux sont de gros producteurs de phosphate –, mais « il y a des relations humaines qui transcendent les relations étatiques », veut croire le politologue Hamza Meddeb.