Diplomatie marocaine - Relations internationales

BONNES FEUILLES. Échanges d’informations avec le Mossad, espionnage de grandes entreprises françaises, mesures de rétorsion… « Le déclassement français », de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, contient analyses et enquêtes sur les coulisses des relations diplomatiques entre le Maroc et la France. Les journalistes montrent comment le changement de génération, le mandat d’Emmanuel Macron et l’affaire Pegasus marquent un tournant
Les journalistes français Christian Chesnot et Georges Malbrunot publient une grande enquête dans les coulisses diplomatiques pour raconter les raisons de ce qu’ils appellent « le déclassement français » au Proche et Moyen Orient et au Maghreb. On y retrouve une analyse et des informations exclusives sur les relations entre l’Hexagone et le Maroc.

Les auteurs du Déclassement français (Michel Lafon) montrent notamment comment la présidence d’Emmanuel Macron marque un tournant dans les relations entre les deux pays. « Cela n’a pas marché avec le roi. En tous cas, il n’y a pas eu de complicité et d’alchimie entre eux. D’ailleurs, leur couple n’a pas été mis en scène », observe Christian Chesnot, grand reporter à Radio France, lors d’un entretien avec Le Desk. Le journaliste nous raconte comme ce mandat et le changement de génération marquent la fin de la « diplomatie de la Mamounia », « espèce de soft power hôtelier » déjà documenté.  « Pendant des décennies le palais régalait. La consanguinité est allée très loin, mais je pense que c’est terminé », croit-il observer.

Avant ? Les réguliers séjours de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy au Maroc traduisaient une grande proximité entre les présidents français et le royaume. Celle-ci avait ensuite des répercussions sur la politique menée par Paris. « Quand vous avez des présidents très marocophiles, ça percole partout », nous explique Christian Chesnot.L’exemple de la crise de l’îlot Persil (Leila) en 2002 est raconté dans le livre. Alors que des soldats marocains débarquent sur le caillou proche de Ceuta (Sebta), Madrid demande la solidarité des pays européens. « Or, de façon incroyable, la France a bloqué à Bruxelles l’adoption d’une position européenne commune en faveur de Madrid ! Nous étions les seuls à défendre les Marocains. Dès qu’on travaillait sur un dossier concernant le Maroc, Chirac nous passait un coup de fil pour nous demander de soutenir Mohammed VI, et le Quai d’Orsay n’avait pas son mot à dire », rapporte un diplomate français cité dans le livre. Christian Chesnot analyse : « C’est ça le soft power : une imprégnation, un point d’influence invisible mais qui fait qu’après, c’est difficile d’être dur avec vous ».

Entrisme marocain

Le diplomate résume la situation actuelle : « Nous sommes tétanisés par l’Algérie et manipulés par le Maroc ». Les auteurs parlent carrément d’entrisme marocain. Entrisme « su, connu et surveillé » précise Christian Chesnot. Parfois, celui-ci est démasqué. Les deux journalistes rappellent l’histoire d’un capitaine de la police de l’air et des frontières de l’aéroport parisien d’Orly arrêté et traduit en justice pour avoir transmis des centaines de fiches S aux services secrets marocains.

Ils révèlent une autre affaire : l’arrestation, le jugement à huis clos puis la condamnation à de la prison ferme de deux employés franco-marocains en 2016 (voir bonnes feuilles ci-dessous). « La DGSI était persuadée qu’ils travaillaient pour les services marocains, mais quand on connaît les liens entre les services marocains et Israël, on sait très bien que leurs renseignements sont transmis au Mossad  », raconte un espion aux auteurs.C’est l’autre grand sujet traité par le livre au sujet du Maroc : la complicité qu’il a avec l’Etat hébreu. Les Français s’agaceraient déjà depuis plusieurs années de la proximité entre services de renseignement marocain et israélien. Avec la normalisation, ils redouteraient le renforcement de leur coopération sur leur sol. Les deux journalistes rapportent le témoignage d’un agent : « On va se méfier de ce qu’on fait avec le service de renseignement marocain car on sait que les Israéliens ne sont pas loin. En matière de coopération antiterroriste, la relation entre nos services et les Marocains est bonne, mais dans le contre-espionnage, on se méfie, car les infos sont partagées entre Rabat et Tel-Aviv ».

Christian Chesnot résume ce qu’il a observé en interrogeant de nombreux protagonistes : « C’est le vrai problème ressenti par les agences de renseignement et des militaires français qui pensent : ‘Vous êtes gentils, on vous aime bien mais pour qui travaillez-vous ? Si c’est pour Israël, cela commence à être problématique. Ensuite, ce n’est pas parce qu’on se connaît bien que tout est permis’ ».

Sous-traitants du Mossad

D’ailleurs, « le plus important avec Pegasus, ce n’est pas forcément que les Marocains nous aient espionnés mais que tout le back up informatique est à Tel Aviv. Ce qui est problématique c’est que ce sont les Israéliens qui tirent les ficelles », pense Christian Chesnot. Pour les auteurs du Déclassement français, le scandale Pegasus (enquête journalistique qui a révélé que le Maroc aurait utilisé un logiciel espion pour épier notamment des journalistes et politiques français) marque, tout comme la présidence Macron, un tournant dans les relations bilatérales. « Les Marocains se sont fait prendre la main dans le sac. Maintenant il y a une forme de méfiance, ce n’est plus comme avant », observe le journaliste de Radio France (l’un des médias qui a d’ailleurs révélé le scandale et qui est attaqué pour diffamation par le royaume).

L’affaire « a fortement irrité l’Elysée » rapportent les deux journalistes (voir bonnes feuilles ci-dessous). Pourtant, rien de flagrant vu de l’extérieur. « Je pense que les Français n’ont pas voulu transformer cela en brouille diplomatique. Mais ce n’est pas parce qu’on ne voit rien en surface qu’il ne se passe rien en coulisses. Les messages sont passés. S’il y a d’autres histoires, il peut y avoir des règlements de compte. L’Etat a la mémoire longue », nous répond Christian Chesnot.Dans leur livre, les journalistes racontent qu’une note présentant des options de rétorsion a été transmise au président français : « L’une d’elles consistait à couler discrètement un ou deux bateaux marocains transportant de la drogue en Méditerranée. Emmanuel Macron n’a pas voulu envenimer les choses […]. Entre services de renseignement, un message a malgré tout été transmis par Paris à Rabat à ce sujet, nous a confié un homme de l’ombre : ‘Arrêtez d’être des sous-traitants du Mossad et de faire n’importe quoi sur le sol français’ ».

Les MRE, des « leviers importants »

« On a changé d’époque mais peut-être que les Marocains vont s’adapter, imagine Christian Chesnot. Le Maroc a ses relais en France parce que la communauté est très royaliste. Les Marocains sont fidèles à la couronne. Ce sont des leviers importants ». Et de faire référence aux binationaux, aux étudiants marocains en France et aux institutions comme le CCME (Conseil de la communauté marocaine à l’étranger) ou le Cercle Eugène Delacroix regroupant des élus franco-marocains. « Ils sont tellement intégrés dans le tissu français intellectuel, culturel, politique qu’ils en jouent. C’est leur force. Pourquoi pas. C’est à la France de dire où est-ce qu’elle met les lignes », conclut le co-auteur.

EXTRAIT I

La menace de l’axe Maroc-Israëlguillemet
Il n’y a pas qu’à Nice où la nouvelle donne au Moyen-Orient marqué par le rapprochement de certains pays arabes avec l’État hébreu peut s’avérer in fine gênante pour les intérêts français. Deux secteurs subissent le contrecoup de ces évolutions. Le premier concerne le renforcement redouté de la coopération sur le sol français entre les services de renseignement israélien et marocain, depuis que Rabat et Tel-Aviv ont normalisé officiellement à l’été 2020 leurs relations. Certes celles-ci étaient déjà anciennes. Mais « on va se méfier de ce qu’on fait avec le service de renseignement marocain car on sait que les Israéliens ne sont pas loin, explique un agent qui connaît bien le Maroc. En matière de coopération antiterrorisme, la relation entre nos services et les Marocains est bonne, mais dans le contre-espionnage on se méfie car les infos sont partagées entre Rabat et Tel-Aviv », explique-t-il.

L’histoire récente est là pour le prouver. En 2016, une dizaine d’employés franco-marocains de sociétés importantes comme Airbus ou Total furent mis sous surveillance par la Direction générale de la sécurité intérieure. Dans le plus grand secret – cette affaire n’a jamais été dévoilée –, deux furent arrêtés. « La DGSI était persuadée qu’ils travaillaient pour les services marocains, mais quand on connaît les liens entre service marocain et Israël, on sait très bien que leurs renseignements sont transmis au Mossad », explique un espion qui a bien voulu nous en dire plus : « Les deux gars ont été jugés ensuite à huis clos, sous le sceau du secret-défense » et condamnés à de la prison ferme.

L’affaire envenimera la relation avec Rabat. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron, trois semaines seulement après son élection, ira précipitamment le 14 juin 2017 au Maroc. « Une visite personnelle à l’invitation du roi pour une première prise de contact », souligne alors l’Élysée. Sans ministre ni hommes d’affaires, juste avec Mme Macron. « Emmanuel Macron a bien sûr évoqué cette affaire avec Mohammed VI pour en limiter les effets négatifs sur la relation franco-marocaine », confie une source informée.

Le chef de l’État a très probablement demandé au roi du Maroc qu’il bride ses services en France et limite le partage du renseignement avec Israël. Révélée à l’été 2021, l’affaire Pegasus a cependant montré que dans ce domaine les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.

EXTRAIT II

Pegasus, pas de représailles françaisesAu terme d’une visite officielle dans le royaume en 2020, un officiel français nous a confié que, juste avant de monter dans l’avion qui le ramenait en France, un fonctionnaire marocain lui avait remis un téléphone portable en cadeau ainsi qu’à son épouse. « Je ne l’ai jamais utilisé », nous a-t-il indiqué. C’était environ un an avant le déclenchement de l’affaire Pegasus… En fin de quinquennat, les révélations sur l’utilisation de ce logiciel espion israélien acquis par les services marocains pour pirater les téléphones du Président, de ministres, de journalistes et de personnalités ont fortement irrité l’Élysée. Nous avons appris que, dans la foulée, une note présentant des options de rétorsion a été transmise au président français. L’une d’elles consistait à couler discrètement un ou deux bateaux marocains transportant de la drogue en Méditerranée. Emmanuel Macron n’a pas voulu envenimer les choses, évoquant les 65 000 retraités français vivant au Maroc. Malgré l’ampleur du scandale, il n’y a donc pas eu de représailles de la part de la France, nous a confirmé l’Élysée. Entre services de renseignement, un message a malgré tout été transmis par Paris à Rabat à ce sujet, nous a confié un homme de l’ombre : « Arrêtez d’être des sous-traitants du Mossad et de faire n’importe quoi sur le sol français ».

Il faut dire aussi que les intérêts économiques et commerciaux en jeu entre Paris et Rabat sont trop importants, comme nous l’a fait comprendre un proche du palais royal marocain : « Rien ne bougera avec Pegasus car, dans les deux prochaines années, il y a de gros renouvellements de contrats. Le Maroc doit acheter une nouvelle frégate à la France, il y a l’extension de la ligne à grande vitesse Casablanca/Marrakech puis Marrakech/Agadir, le renouvellement de la concession triennale du réseau eau/électricité Tanger/Rabat pour Veolia. »